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Anne Herbauts : « La plus grande dimension d’un livre, c’est le temps »

Jeudi 19 Décembre 2024

En cette période de fêtes de fin d'année, la Scam célèbre la littérature jeunesse en mettant en lumière le travail, le parcours et l'œuvre de Anne Herbauts. Aliénor Debrocq a rencontré cette autrice talentueuse pour nous.


Sélectionnée pour la dixième fois d’affilée pour le prestigieux Prix commémoratif Astrid-Lindgren (Suède), Anne Herbauts continue, de livre en livre, à tracer son singulier chemin. Rencontre avec un fabuleux électron libre, lauréate du Grand Prix triennal de littérature de jeunesse de la Fédération Wallonie-Bruxelles en 2021.

 Enfant, Anne Herbauts n’avait pas la télévision : elle lisait beaucoup, sortait peu et possédait déjà un goût pour le dessin qui l’a menée, après de longues années d’acquisition du vocabulaire graphique en cours du soir, à s’inscrire à l’Académie royale des beaux-arts : « J’ai poussé la porte de l’atelier d’illustration sans chercher à apprendre un métier, juste parce que ça parlait de texte et d’image. J’y ai rencontré ma professeure, Anne Quevy, et j’en suis sortie éblouie ! Grâce à elle, j’ai compris la puissance et la variété du livre illustré, sa dimension de jeu. Cet atelier me correspondait vraiment. C’étaient des années de pleine liberté, pendant lesquelles j’ai pu tester tout ce que je voulais. Mais le travail est aussi d’apprendre à faire des choix, sinon on ne finit jamais ! »

Bien outillée techniquement, la jeune artiste prend garde aux dangers de l’esthétisme grâce à Bruno Goose, son professeur de bande dessinée : « On ne fait pas un livre pour magnifier une technique, on choisit la technique par rapport à ce qu’on veut dire. Cela donne davantage de force au livre. Une image ne doit pas forcément être belle mais elle doit être gourmande, donner envie. C’est le vecteur qui fait entrer dans le livre. On peut évidemment jouer de ça, aller de l’austérité au plaisir. » Depuis lors, creusant inlassablement le même sillon avec tous les outils possibles, l’autrice-illustratrice bruxelloise, diplômée de l’ARBA-ESA à la fin des années 1990, fait partie de celles et ceux qui ont l’intelligence de se renouveler sans cesse : « J’agrandis mon terrain de pensée », déclare-t-elle en souriant.

Fidèle à ses maisons d’édition – Casterman, Esperluète, et plus récemment Pastel –, celle pour qui une histoire s’écrit « dans l’assemblage des pages » revendique l’album comme une écriture à part entière, très spécifique, faite de texte et d’image : « Même quand deux personnes différentes travaillent sur un même livre, l’illustration amène une nouvelle écriture, tout comme le choix du papier, du format et de la maison d’édition », affirme-t-elle. « L’album est un outil puissant, à la fois très simple et très libre. C’est un médium très pauvre, fait de papier et de couleur, protégé par une simple couverture. On est loin des moyens du cinéma et, pourtant, ce petit matériau relié et plié offre une diversité incroyable ! » Mais cette liberté va de pair avec une grande rigueur et un travail d’épure exigé par le format : « En 24 pages, on ne peut pas bavarder, il faut faire des choix et savoir ce qu’on veut dire. Les contraintes permettent d’aller plus loin. »

 

L’album, cet ectoplasme volant

À contre-courant de celles et ceux qui considèrent le livre illustré comme étant nécessairement adressé aux enfants, Anne Herbauts le voit comme un médium poétique qui convoque la participation des lecteurs, dont le travail est d’assembler texte et images en parcourant les pages. Cela donne au livre une puissance évocatrice singulière, en perpétuel mouvement : « L’album tient sa puissance de ces deux formes, littéraire et picturale. La plus grande dimension du livre, c’est le temps. Un livre n’existe et n’a de sens que quand il est ouvert, lu, parcouru. Comme un ectoplasme qui vole, la forme nait à chaque lecture, dans l’assemblage et la recomposition. Rien n’y est figé, à l’instar de la pensée humaine. C’est fabuleux pour poser des questions, répondre sans répondre, garder des portes ouvertes… »

Se méfiant des images « trop belles », Anne Herbauts recherche avant tout la justesse et l’imperfection, au plus proche de l’humain : « Il faut des aspérités pour arrêter le lecteur, le faire réfléchir avec des mots rugueux, convoquer son imaginaire. Il faut éviter d’être trop limpide, trop beau, trop sweet. J’aime créer des assonances, atténuer les trémolos : nuancer permet de donner de l’importance à la gravité d’un propos. Cela donne plus de force au livre… » Travaillant toujours l’image et le texte d’un même mouvement, elle ne se définit ni autrice ni illustratrice : « Je travaille avec le texte et l’image, j’écris avec les deux, je ne peux pas les séparer. J’ai besoin de construire le livre comme un tout : c’est un espace physique en trois dimensions. Il y a des livres qui sont comme un gâteau ou un spéculoos qu’on ne mangerait pas tellement c’est beau mais, pour moi, un livre doit être mangé. Je ne fais pas de livres-objets – ce que je fais, c’est faire parler les livres. »

De livre en livre, elle a en effet tout essayé : faire parler la matière, la couture, le pli, jouer sur les rabats, l’épaisseur du papier, la couverture ou même le souffle du livre dans De quelle couleur est le vent ? « J’y ai fait parler physiquement le livre en créant du vent par le mouvement du flip book. C’était une trouvaille incroyable, jubilatoire. » Dans L’heure vide, le personnage se cache contre la couture, dans le pli du livre, ce qui le rend moins visible : « Il faut que tout fasse sens avec ce qu’on veut dire. C’est comme une maison dont on agencerait les espaces pour y laisser entrer le lecteur… »

 

Rester sauvage

Quand on lui demande si elle a toujours eu la liberté de réaliser les livres qu’elle voulait, Anne Herbauts se souvient des débuts quand, fraîchement diplômée, elle a montré ses premières maquettes aux maisons d’édition : « J’avais la chance d’avoir plusieurs livres déjà prêts. Casterman a pris le risque de publier Que fait la lune, la nuit ? en taille réelle, c’était le début des grands livres et ça a marché ! Pendant 17 ans, mon éditeur, Arnaud de la Croix, m’a laissé faire mon chemin avec beaucoup de liberté et une certaine prise de risque, dans une confiance mutuelle. Je peux proposer les formats, mais ils sont pensés et cohérents avec mon projet. Je ne fais pas de caprices. L’espace-temps du livre est très important : mon chemin de fer est souvent très peu dessiné, mais cette orchestration du livre est essentielle pour trouver le rythme, la respiration. Dans chaque image, le lecteur doit sentir que je m’offre de la liberté, que je m’amuse. Si je ne fais pas ça, je vais me contenter de remplir les pages, rester en surface, et ça sonnera faux. Je dois plonger dans le livre pour inventer, creuser, ajouter des choses, étoffer ou, au contraire, ne pas trop en dire... »

Généralement classée en littérature de jeunesse, Anne Herbauts se moque bien des catégories : « Je n’écris pas pour les adultes ou les enfants : un bon livre est un bon livre, point. Ce n’est pas la quantité de texte ou les images qui définissent à qui il s’adresse. Je ne veux pas me formater, je ne réfléchis pas à adapter le vocabulaire, ça n’a pas de sens de se limiter : on ne réduit pas un livre ! Mais je sens bien chez quel éditeur tel ou tel projet a du sens. Chez Casterman, je peux parler de choses subtiles en étant bien protégée par la couverture, chez Esperluète, je peux parler de choses très fragiles – le lecteur est prêt à prendre un risque, il prend le livre en main de façon plus précieuse –, chez Pastel, je peux raconter des histoires plus littéraires, comme dans la série Matin Minet. »

À ses yeux, l’avantage de la littérature de jeunesse est qu’on n’est pas pris au sérieux : on peut y raconter des choses graves ou faire passer des messages politiques sans les revendiquer comme tels, comme l’a fait Zdeněk Miler avec Krtek, La petite taupe. « Tous les formats, les styles graphiques et les formes sont possibles. On a beaucoup de liberté, on est des sauvages !

Propos recueillis par Aliénor Debrocq

Pour aller plus loin

PARUTIONS récentes et à venir

Un livre inclassable sur le thème du point du jour – expression qu’Anne Herbauts apprécie particulièrement parce qu’elle a à voir avec le temps, la ponctuation et l’image : « C’est un livre qui parle du fait qu’on ne peut pas cerner ni attraper le point du jour, avec des dessins hyperréalistes d’objets de mon atelier qui interfèrent avec le texte et marquent mon refus de me prendre au sérieux… »

Un livre-jeu né du Grand Prix triennal de littérature jeunesse de la Fédération Wallonie-Bruxelles, reçu par Anne Herbauts en 2021 : « Pour l’exposition entourant le prix, je voulais que les gens puissent prendre mes livres en main et les parcourir, alors, avec Anne Leloup – mon éditrice chez Esperluète –, j’ai imaginé et construit un plateau de jeu géant ! On a tout testé et réfléchi ensemble. C’était formidable ! C’est à la fois un livre-jeu et un livre de poésie, réalisé en papiers découpés. Je rêvais de faire une bichromie rouge et bleu foncé ! »

Le 5e tome de la série « Matin Minet », pour les enfants de 3 à 6 ans mais pas seulement...

  • On a perdu Sacoche, Casterman, à paraître en avril 2025, texte et illustrations.

Pour ce nouveau livre, Anne Herbauts sort du format album et propose une « vraie » bande dessinée de plus de 90 pages : « Je voulais que ce livre ait une certaine épaisseur et un certain poids, ça raconte déjà quelque chose quand on le prend en main – comme certains gâteaux ! »

Anne Herbauts : « La plus grande dimension d’un livre, c’est le temps »