Lumière sur Coline Grando, prix Scam 2023 du documentaire audiovisuel pour le Balai libéré
« Elle fait parler et surtout elle écoute et se met au service de ses protagonistes pour transmettre leurs pensées, leurs luttes, leurs réalités » : quelques mots pour commencer à décrire le travail de Coline Grando, dont le magnifique film Le Balai libéré, écoutez cette histoire que l'on m'a racontée lui a valu le Prix Scam du Documentaire 2023. Découvrez à cette occasion l'éloge écrit pour elle par le Comité ainsi qu'un portrait de la cinéaste.
L'éloge du Comité
Coline Grando a le don de faire parler. Elle fait parler et surtout elle écoute et se met au service de ses protagonistes pour transmettre leurs pensées, leurs luttes, leurs réalités. Le balai libéré, écoutez cette histoire que l’on m’a racontée le dit bien dans son titre. C’est au public, maintenant, d’écouter l’histoire que Coline raconte à son tour.
L’histoire, c’est celle des femmes de ménage de l’UCL des années 70 qui ont mis leur patron à la porte et ont créé leur propre coopérative. Coline les confronte ensuite aux nettoyeurs et nettoyeuses actuelles, et convoque le passé pour le mettre organiquement en relation avec le présent. À travers ce dispositif, elle fait réfléchir aux conditions de travail et interroge le fonctionnement du monde contemporain, dans lequel solidarité et engagement n’ont plus la même signification qu’auparavant.
Coline Grando inscrit ses films dans la pure tradition des documentaires libres de création, des films que nous défendons haut et fort.
Jérôme Le Maire, Nina Toussaint, Isabelle Rey
Portrait de la cinéaste, par Elli Mastorou
Dans Le Balai Libéré d’après le nom de la coopérative en autogestion des femmes de ménage de l’UCLouvain qui a duré 14 ans, Coline Grando confronte présent et passé, déployant un documentaire passionnant qui questionne notre rapport au travail.
Premiers souvenirs de cinéma
Enfant, je regardais énormément de dessins animés. Le premier film en prises de vue réelles que j’ai vu, c'est La Mélodie du Bonheur : je m'attendais à un film ennuyeux, et en fait voir cette femme pleine de vie chanter tout le temps, j’ai trouvé ça magique. J’ai dû le voir 100 fois ! (rires). D’ailleurs aujourd’hui j’aime toujours les comédies musicales. L'autre film qui m'a marquée vers 18 ans et m'a donné envie de faire du cinéma, c'est Le Mépris de Godard. Sans vraiment tout comprendre, cette histoire d’amour qui se délite m’a beaucoup touché. Pour le coup, celui-là je le regarde un peu différemment aujourd’hui.
Premières envies de cinéma
Après le bac, j’ai opté pour une classe prépa littéraire, avec option cinéma. Je ne savais pas vraiment ce que je voulais faire et à cette époque-là, c’était difficile pour moi d’envisager les métiers du cinéma comme de « vrais métiers ». L’envie de me lancer est arrivé au contact d’un ex féru de cinéma, avec qui on a tenté ensemble les concours d’entrée des écoles en France et en Belgique. C’est comme ça que j’ai été admise à l’IAD.
Première année à l’IAD
Je suis arrivée à l’IAD avec mon bagage de prépa littéraire et ça m’a aidée pour mon cursus : on ne dit pas assez aux étudiant·es que 70% du boulot de cinéaste, c'est rédiger des dossiers (rire) ! Là-bas, j’ai rencontré des gens qui sont devenu·es des ami·es et collègues encore aujourd’hui. J'y ai aussi fait l’expérience d’une compétition féroce. La première année, c'est une année concours, et chaque année, c'est un écrémage. Même si je ne suis pas pour ce genre de système, j'ai l'impression que ça nous "prépare" à la vraie vie, où la compétition est rude aussi. Mais ça nous a aussi appris à créer de la solidarité entre nous. C'est précieux, et je l'ai gardé : depuis 2018, je fais partie d'un atelier d'écriture collectif appelé La Meute avec Alexe Poukine, Maïa Descamps, Pauline Roque, Géraldine Doignon, Noémie Boes, et Lydie Wisshaupt-Claudel.
Avant l'IAD, je n'avais aucune idée de ce qu'était le documentaire, au fond. J'ai vraiment appris ce que c'était avec Anne Lévy-Morelle, Marc Antoine Roudil et surtout Claudio Pazienza, qui nous obligeait à regarder des documentaires et écrire des fiches dessus (rires). J'ai découvert des films avec des formes et tons extrêmement différents qui m'ont beaucoup influencée, comme Petites conversations familiales d’Hélène Lapiower, 24 portraits d’Alain Cavalier ou Histoires d'amour de Yaël André : des films où l'image ne naît pas tant de la caméra, mais surtout de la capacité des protagonistes à (se) raconter et faire naître des images en nous. Ça m'a fort marquée.
Premier long : La Place de l’homme
Durant le Master Fiction à l'IAD, j’avais travaillé un projet de court-métrage documentaire sur un sujet qui me tenait à cœur : la question de l’avortement. En sortant de l’école, un ami en stage au CVB me parle de leur atelier d'écriture. Je dépose un dossier, je suis prise, et à la fin de l'atelier, Cyril Bibas, responsable de l'atelier et producteur au CVB, me propose de le produire. Le résultat est devenu La Place de l'homme, sorti en 2017, dans lequel cinq hommes confrontés à une grossesse non prévue se confient face caméra sur leurs ressentis et réflexions.
Pour moi l'écriture documentaire, c'est penser le dispositif. Le plus dur pour ce projet, c’était de faire accepter la simplicité de celui-ci, notamment pour le financer. On m'a beaucoup dit « Pourquoi pas un podcast ? ». Or c’était important de faire comprendre que le corps parle, que toute l'émotion et l'empathie passent par l’image, dans ce que les gens dégagent.
Avec ce film j'ai aussi découvert que j’adore l’étape du montage. C'est aussi une forme d'écriture, peut-être la plus importante. C’est aussi un rappel que le documentaire, ce n'est pas le réel. A partir du moment où tu poses une caméra, tu fais des choix, de ce qui sera montré, ou pas. Et le montage c'est l'apothéose de ça !
Dernier film : Le Balai Libéré
C'est complètement par hasard, via une amie qui travaille à la SAWB, que j'ai découvert l’histoire incroyable de ces femmes de ménage de l’UCLouvain qui ont viré leur patron et fonctionné en autogestion pendant 14 ans. Un choc ! Je me suis plongée dans cette histoire passionnante via les archives du CARHOP, et j’ai aussi pu retrouver la trace de certaines d’entre elles.
Je savais que je ne voulais pas reproduire le dispositif d’entretiens filmés de La Place de l'homme. J'avais envie que cette histoire résonne au présent - quelque chose que Claudio Pazienza m'a appris. Je sentais que pour les anciennes femmes de ménage, Le Balai c'était une histoire du passé. Alors je suis retournée à l’UCLouvain rencontrer le personnel d’entretien actuel. C’était juste après le premier déconfinement, et j’ai eu en face de moi des gens qui venaient de se prendre la crise sanitaire en pleine figure, et qui avaient un besoin criant qu’on parle d’elleux ! De fil en aiguille, j’ai fait des repérages, suivi le personnel sur le site durant leurs journées de travail, pour qu’iels puissent aussi se raconter. Ensuite, l'idée a été de créer des rencontres entre ces personnes et les anciennes du Balai. J'ai essayé de faire des groupes de discussion avec des thématiques précises. Mais dès qu'une ancienne demandait « Mais alors, vous êtes combien aujourd'hui pour nettoyer ce bâtiment ?" », ça partait en discussion ! Finalement le film parle surtout des conséquences de l’isolement au travail : collectives, individuelles, physiques, morales. Et ça, je ne l'ai pas écrit (rires). D'où l'importance du montage pour dégager ce qui semble important.
Au final, moi qui ne voulais pas faire un film de parole... J'ai fait un film de parole (rire). Je pense que je ne sais faire que ça - en tout cas je sais aujourd'hui que j'aime ça, et en tant que spectatrice aussi. Donc j'assume !
La Scam
Pourquoi c'est précieux ? Déjà pour la gestion des droits d'auteur ! C'est un aspect important du métier, surtout quand tu débutes. Le conseil juridique, idem. La Scam c'est une boussole - et aussi un lieu : la MEDAA, que je fréquente souvent, pour les ateliers d'écriture, des conférences…Enfin, ce sont aussi des bourses, un coup de pouce précieux en début d'écriture.
Derniers mots
Je crois que ce qui m’obsède, c’est la question de pouvoir décider pour soi. Il y a de ça dans La Place de l’homme et aussi dans Le Balai Libéré : se dégager d’un pouvoir établi, disposer de son corps, disposer de sa vie. C'est le fil rouge de mon travail de cinéaste, je crois - je le découvre en faisant.
Propos recueillis par Elli Mastorou
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