Esprits libres - épisode 4 : la gouttelette, par Maïa Aboueleze et Iris Alexandre
Notre série confinée "Esprits libres" continue ! pour le 4ème épisode, nous avons proposé à l'autrice littéraire Maïa Aboueleze et à l'animatrice Iris Alexandre d'imaginer une variation sur le thème de la gouttelette. Nous les remercions de s'être prêtées au jeu, et c'est avec autant de plaisir que de fierté que nous vous invitons à découvrir ici leurs créations !
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Iris Alexandre
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« La sueur sur ma tempe droite commence à s'accumuler. Bientôt une gouttelette va se former, gonfler, et chaque mouvement, chaque oscillation des fibres de ma peau provoquera un tremblement de l'épiderme, la gouttelette débordera d'elle-même, se mettra à couler, à rouler le long de la tempe, basculera sur l'os de la pommette, entraînant une accélération sur la joue, tournera vers la lèvre supérieure et là, à l'endroit où des milliers de terminaisons nerveuses affleurent, elle décélérera et cette perte de vitesse ajoutée aux petites accroches du liquide sur le duvet de la lèvre supérieure me chatouillera, ce qui me donnera l'envie irrépressible d'arrêter la goutte, de stopper le chatouillement à l'aide de mes doigts, alors mon cerveau enverra un signal à mon bras pour qu'il se lève, amène ma main vers mon visage, et avant même que j'ai eu le temps de retenir le geste, j'aurai bougé le bras, levé la main, et le tigre m'aura sauté dessus.
Vingt minutes qu'il est face à moi, son corps musculeux prêt à bondir au moindre de mes gestes, ses énormes pattes sur le point de m'arracher les entrailles.
Contrôler la respiration. Rester droite.
Le tigre ne bouge pas. Il me regarde. Sa pupille est fixée, aimantée à la mienne.
Il est clair que cette bête ne m'aime pas.
Une sensation sur ma tempe droite.
La gouttelette grossit, je la sens qui tremblote. Elle va se mettre à rouler.
J'avale ma salive.
Ça y est, elle roule.
Le tigre me fixe.
La gouttelette me chatouille.
Respirer. Penser à Bouddha. Penser à Jésus.
La gouttelette passe l'os de ma pommette et accélère. Le fauve pivote son regard vers elle. Il l'a repérée. Ne pas bouger les muscles du visage. Elle prend de la vitesse. Mes narines se dilatent. L'animal me fixe de nouveau dans les yeux, j'émets un petit son de chat malade, la goutte se dirige vers ma lèvre supérieure, non, elle l'évite et s'élance vers mon menton, s'enfonce dans le pli du cou, à l'endroit le plus sensible de mon corps, un son de violon cassé sort de ma bouche, mon bras tremble, il veut se lever, les oreilles du tigre se dressent, calmer la respiration, penser à Gandhi, mes doigts bougent, ils bougent tout seul, décrisper la mâchoire, retenir le geste, la gouttelette roule, accélère, déglutir sans bruit, petit son de chien mourant ...
La gouttelette tombe et s'écrase par terre sans un bruit.
J'ai réussi. Je vais me transformer en meuble jusqu'à ce que l'animal décide de partir.
Mon œil capte un mouvement sur le côté. Quelque chose bouge, se rapproche. Avec prudence, je quitte les pupilles noires de la bête, tourne mon regard vers la gauche pour observer ce qui se passe. Une silhouette. Un homme avec un fusil.
Ma respiration s'accélère. Je suis sauvée. Dans un élan d'espoir j'appelle mon libérateur d'un grand mouvement de bras.
Et le tigre s'élance vers moi. »
Maïa Aboueleze
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La semaine prochaine : l'apéro...