Esprits libres - épisode 5 : l'apéro, par Virginie Hocq et le Collectif Wow
Notre série confinée "Esprits libres" continue ! pour le 5ème épisode, nous avons proposé à Virginie Hocq et au collectif Wow d'imaginer une variation sur le thème de l'apéro au temps du confinement. Nous les remercions de s'être prêtés au jeu, et c'est avec autant de plaisir que de fierté que nous vous invitons à lire et écouter ici leurs créations !
Rester en mouvement, du Collectif Wow (Florent Barat, Emilie Praneuf et Sébastien Schmitz)
www.lecollectifwow.be
« "Il ne faut absolument pas que toute la semaine ressemble à des dimanches", m’a dit Véro ma thérapeute. Le lundi est un lundi, le mardi est un mardi et le mercredi et le jeudi et le et le… tout doit être organisé, il faut que j’associe les jours de ma semaine à différents rendez-vous, même si je n’ai rendez-vous qu’avec moi-même tout doit être différent, tout est préparé et parfaitement timé, minuté ! C’est très important. Il faut que j’habitue mon cerveau ou plutôt que je le réhabitue à un autre rythme.
Du matin jusqu’au soir, rien ne sera laissé au hasard, il faudra penser à se lever, penser à déjeuner, penser à travailler, penser à faire les courses, penser à penser, penser à cuisiner et penser à manger… penser pour ne plus y penser et il faudra oublier ce rendez-vous que j’avais tous les jours en revenant du travail après avoir enlevé mon imper, déposé mon ordi et nourri le chat, après avoir fait ma petite vaisselle du matin et préparé mon repas léger du soir. Il n’y aura plus le moment du petit apéro après une longue journée, il va falloir enjamber cette demi-heure-là, celle-là même qui me faisait glisser jusque dans le fond de ma bouteille, je suis alcoolique et je vis seule, j’ai 39 ans, je m’appelle Michèle et je suis seule… D’aussi loin que je m’en souvienne je n’ai jamais oublié de prendre l’apéro, la perspective d’arriver à ce moment de ma journée elle seule me motivait, elle me forçait au début à être efficace, j’avais hâte de rentrer, c’était comme la joie de retrouver quelqu’un et au fur et à mesure cette perspective me rendait nerveux, impatient, agressif... en manque. Avec Véronique ma thérapeute, on a décidé d’étrangler l’apéro, de le sortir de ma vie, j’en ai la force m’a-t-elle dit, elle le voit, elle le sait, elle a confiance en moi ma thérapeute, quatre mois d’abstinence, c’est très bien m’a dit ma thérapeute, je la voie deux fois par semaine le mercredi et le lundi, c’est bien d’encadrer ma semaine, le mercredi est un jour creux et il me fait peur, le lundi c’est la sortie du week-end, alors je fais gaffe je ne veux pas me décevoir et la décevoir. Le mardi j’ai un cours de pilates, le jeudi je fais une grande balade en forêt juste à la sortie du travail, le vendredi, je vais au cinéma et le week-end je prépare des repas pour une association qui s’occupe de SDF. Quatre mois d’abstinence c’était déjà bien. J’ai vu la thérapeute pour la dernière fois le 11 mars et puis c’est tout, le 12 mars je n’ai pas pu aller travailler, le 13 je n’ai pas pu aller au cinéma et le 14 et 15 on ne pouvait plus préparer de repas pour les SDF. Le lundi j’ai essayé de lui téléphoner mais à cause des mesures d’urgences le cabinet était fermé et elle ne manquerait pas de nous tenir au courant. Le mardi j’ai eu peur de ce qui allait arriver, le mercredi encore plus, le jeudi était un cauchemar et mes semaines ont commencé à ressembler à des dimanches. J’ai coulé au fond de mes bouteilles et les parois étaient trop glissantes pour que je puisse remonter. J’ai bien écouté les consignes : je ne sortais que pour faire les courses, toujours les mêmes… rien dans mon caddie à part le cliquetis des bouteilles qui s’entrechoquent. J’étais à quatre mois d’abstinence, c’était déjà bien mais pas assez pour ne plus y penser, ma bouteille est encore vide cor vide covid. Et je ne fais même pas partie des statistiques du JT. »
Virginie Hocq
www.virginiehocq.be