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Esprits libres - épisode 7 : les applaudissements, par Caroline Berliner et Vincent Sornaga

Jeudi 11 Juin 2020

Voilà de trop longs mois que nous n'avons pas pu vous applaudir, mais des applaudissements ont toutefois retenti pendant toute la durée du confinement. C'est le thème du 7ème épisode de notre série, et c'est cette fois-ci Caroline Berliner et Vincent Sornaga qui s'en emparent, pour nous proposer une pièce sonore et un texte, que nous vous proposons, avec plaisir et fierté, de découvrir ici.

 

Caroline Berliner,

avec la participation de Vincent Sornaga et Thomas Berliner

 

« Avignon, juillet 2004, je jouais dans un spectacle que je n'aimais pas, et malgré l'enfer de la situation, la chaleur, les parades qui nous font sentir du bétail au milieu du bétail, nous rencontrions tout de même un succès relatif. Nous étions complets quasiment sur toute la série de représentations.

Les jours passaient et je me désolidarisais en moi-même et parfois face à d'autres de ce geste artistique qui n'était pas le mien. Si conforme au monde, et si peu en phase avec mes velléités, voulant bouger les formes, produire du sens, engendrer un nouveau monde. Je sentais naître en moi avec ce geste une forme de résignation inacceptable. Je me mettais à haïr les spectateur·trice·s dans leurs rires, et surtout lors des applaudissements. J'y voyais tout le conformisme du monde à l'œuvre et si loin de mes aspirations. Et je commençais à me détester d'avoir été si lâche en acceptant de jouer à ce jeu lors de mon premier engagement professionnel.

Je m'envisage aujourd'hui à l'époque comme rempli de l'arrogance de ceux·celles qui n'ont rien fait, ou j'accuse mon snobisme d'alors. Mais je peux aussi penser que cette quasi-haine fut le ciment de mes engagements futurs, de choix politiques profonds qui guident mes actions. Toutes mes actions, artistique ou pas.

Aujourd'hui alors ?

Jamais autant que pendant ces trois derniers mois, je n'avais vu autant de gens pleurer. Ma famille, mes ami·e·s, mes amours, moi-même. Rarement autant un événement historique n'avait ouvert en moi autant de paradoxes. Paradoxes qui s'expriment en premier lieu, dans un malaise quasi-organique. Partagé entre l'idée d'une reconnaissance nécessaire à tou·te·s, et l'expression trop faible, conventionnelle qu'expriment les applaudissements.
Exactement comme à Avignon en 2004 quand j'avais 26 ans.

10 Avril 2020, je retourne à Bruxelles après m'être confiné loin du vacarme à la campagne accompagné de toute la douceur d'un amour, échappant avec confort à la violence citadine de la situation.

Je suis avec ma fille et j'assiste pour la première fois aux applaudissements aux fenêtres. Retour en force de mon snobisme anticonformiste. Je ris avec ma fille qui applaudit, elle, en souriant aux voisin·e·s qui se regardent pour la première fois face à face. Je n'arrive pas à applaudir.
Je dois l'avouer, jamais jusqu'ici une solidarité si manifeste ne s'était exprimée avec une telle force et surtout une telle ampleur collective. Ces voisin·e·s qui ne s'étaient jamais parlé se souriaient en applaudissant. Et les infirmier·e·s de répondre « On s'en fout de vos applaudissements, nous ne sommes pas des héro·ine·s, nous faisons juste notre travail ».

C'est quoi ce bordel, le bien public est l'affaire de tous·tes ! Bien sûr ! Quand assumerons-nous de défendre l'essentiel ? Alors que seul·e·s, quelques-un·e·s pour leurs propres intérêts, sont en train de le détruire.

Voilà, notre solidarité (parfois factice) sera-t-elle l'élan vers une révolte nécessaire contre les injustices patentes dont nous sommes majoritairement les victimes ?

Je finirai par ces mots qui ne sont pas les miens "Le pouvoir réel agit sans eux et ils n'ont entre les mains qu'un appareil inutile, qui ne laisse plus de réels en eux que leurs mornes complets vestons." Écrits corsaires, Pier Paolo Pasolini. »

Vincent Sornaga