Esprits libres - épisode 9 : la solidarité, par Marie Colot et Aniss El Hamouri
Encore un bien bel épisode de notre série Esprits libres ! Le thème de la semaine, la solidarité, a inspiré de très chouettes créations à l'écrivaine Marie Colot et à l'auteur de BD Aniss El Hamouri qui s'en sont emparés avec humour, finesse et talent. Découvrez vite ce qu'ils ont imaginé !
Un dessin d'Aniss El Hamouri. Envie d'en (sa)voir plus ? Rendez-vous sur son site !
Ce n’est qu’au moment où j’ai entendu la présentatrice du JT que j’ai pensé à Micheline. Micheline, avec sa permanente mal fichue et trop bleutée, son petit pas lent dans les escaliers, ses chaussures de quatre fois vingt qui n’avaient jamais changé de modèle depuis que j’habitais l’immeuble, Micheline et son cabas de Mère Noël qui n’a plus rien à offrir. « Prenez bien soin de vos anciens » avait répété la journaliste qui donnait des conseils qu’elle n’avait sûrement pas le temps de suivre. J’étais bien placée pour savoir que personne ne se souciait de ma voisine de palier. En temps normal, elle ne recevait aucune visite. Même pas une infirmière ou un médecin. Alors, en plein confinement, n’en parlons pas. Moi, ça faisait dix jours que je n’étais pas sortie et que je me nourrissais de fonds de placard. Dix jours, est-ce qu’une vieille dame isolée survit à ça ? À bien y réfléchir, il n’y avait plus eu un seul bruit de l’autre côté du mur depuis… depuis… trop longtemps ! Je me suis levée de mon canapé d’un bond, j’ai enfilé le masque que je m’étais fabriquée à l’aide d’un essuie usé et, du gel hydroalcoolique plein les mains, je me suis ruée à la porte de son appartement.
- Micheline ! Micheline ! Vous allez bien ?
D’ordinaire, il fallait attendre quelques minutes avant que la poignée tourne et que ses yeux ridés d’ennui apparaissent. Là, c’était aussi long qu’une journée de télétravail avec un collègue qui a un enfant sur les genoux. J’ai à nouveau frappé du poing, le cœur affolé, certaine que Micheline s’était écroulée bouche ouverte, son double menton plaqué sur la dernière planche du frigo. J’imaginais déjà les gros titres dans la presse « Covid 19 – L’indifférence tue ! », « Morte de faim à cause de la négligence de son voisinage ». Pire, morte d’oubli.
- C’est qui ? Qu’est-ce qu’il y a ?
- Ouvrez, c’est Anna, votre voisine de palier. Tout va bien, Micheline ? Vous avez besoin de quelque chose ?
Par l’entrebâillement, elle m’a regardée avec méfiance, comme si j’étais un virus d’1 mètre 60 avec des yeux clairs. Je ne lui avais jamais proposé mon aide auparavant. Dans ma vie d’avant, j’étais trop pressée pour monter son cabas jusqu’à notre troisième étage.
- Je n’ai pas encore soupé. Je vais nous cuisiner un bon petit quelque chose et je vous déposerai votre part sur le paillasson. D’accord ?
Elle m’a répondu avec une drôle de mimique. La pauvre, elle devait être au bord du malaise, en manque de vitamines. Dans mon congélateur, j’ai retrouvé une boîte d’épinards. Avec les pommes de terre qui restaient, ça ferait l’affaire. J’ai mixé le tout en purée. On ne sait jamais.
Le lendemain matin, l’assiette était à sa place. Mon repas s’était transformé en monticule verdâtre surmonté d’une mouche. À côté, un mot rédigé d’une écriture soignée d’un autre âge.
Merci, Anna.
Malheureusement, je ne digère pas les épinards.
Par contre, j’apprécie beaucoup les petits pois et carottes.
Pas de problème, j’avais justement une boîte de conserve en stock. Micheline allait se régaler.
Anna, je mange toujours les petits pois carottes avec du beurre et des échalotes.
À choisir, je préférerais que vous fassiez mes courses.
Au dos de la feuille, une liste détaillée des produits à acheter.
Pendant plus de huit semaines, tous les jeudis, je me suis rendue au supermarché avec le cabas à carreaux de Micheline. À la fin du confinement, je connaissais par cœur chaque aliment à poser dans le caddy, en quel conditionnement et quelle quantité. Petit à petit, le parking s’est rempli, la file devant le magasin s’est réduite, les rayonnages ont croulé sous les promos et l’attente à la caisse est redevenue ce qu’elle avait toujours été, des minutes de vie perdues. Je suis retournée au boulot avec un joli masque où était accroché un sourire en coton rouge, marque de ma satisfaction d’avoir contribué, à mon échelle, à rendre le monde meilleur. J’avais le cœur léger. Mon agenda se remplissait de balades, de verres en terrasse et de virées shopping.
Un vendredi soir, de retour chez moi après un resto italien entre amis, j’ai trébuché sur une assiette vide posée sur mon paillasson.
Anna ?
Vous êtes là ?
J’ai faim !
Un texte de Marie Colot, dont nous vous invitons à visiter le site internet et le compte Instagram !