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Recours de Netflix : éclairage et contexte

Jeudi 17 Octobre 2024

Alors que Netflix vient d'introduire un recours devant la Cour constitutionnelle de Belgique dans le but de limiter sa contribution au financement de la production audiovisuelle de notre pays, Frédéric Young apporte un éclairage sur le contexte historique de la structuration des politiques culturelles de l'audiovisuel, et sur l'inscription dans le temps long des enjeux d'influence entre l'Europe et les Etats-Unis. 

En Belgique, Netflix est mal conseillé : sa position délocalisée ne doit pas conduire cette plateforme globale dominante sur son marché à mépriser nos (petites) Communautés créatives et à s’éloigner de la diversité culturelle due à ses publics.

Pendant des mois, entre 2021 et début 2024, durant et à la sortie de la crise sanitaire, les pouvoirs publics, les opérateurs audiovisuels et les organisations professionnelles se sont mobilisés pour vaincre les difficultés immédiates puis pour réactiver les activités de création, comme le recommandait notamment le Parlement européen[1].

Ce sursaut s’est organisé sous forme d’une mobilisation collective pour rassembler les conditions matérielles nécessaires et surtout les talents humains, tellement dispersés, afin de retrouver les publics désormais habitués à découvrir les œuvres sur de plus nombreux canaux de diffusion, et ce avec une offre artistique nouvelle et de qualité. 
Toute le monde s’accordait en effet déjà pour considérer que la diversité et la qualité de cette offre serait le facteur essentiel pour conserver, retrouver ou élargir ces publics.

Ce vaste programme, que nous avions dénommé « l’Alignement nécessaire des planètes » entendait assembler/adapter plusieurs éléments de politique culturelle audiovisuelle pour coordonner au mieux les responsabilités et rendre ainsi (mieux) réalisables les projets artistiques et professionnels en proportion des capacités contributives des différents acteurs publics comme privés.

Ainsi, les efforts des auteurs, autrices, de tous professionnel·les, permirent de multiplier les projets de qualité pour permettre une relance ;
Ainsi, les soutiens publics des différents niveaux de pouvoir furent activés, mieux coordonnés et souvent renforcés, notamment par un indexation du budget du Centre du cinéma et de l’audiovisuel. 
Ainsi, le contrat de gestion de la RTBF fut adapté en vue d’augmenter ses ressources mais aussi ses apports à la création audiovisuelle et à la production indépendantes.
Ainsi, la FWB a révisé le décret « SMA »[2] (anciennement décret sur l’audiovisuel), principal outil législatif permettant à ce niveau de pouvoir de mobiliser et d’articuler les ressources et les énergies dans l’effort artistique et culturel commun.
Ainsi, la Communauté flamande a-t-elle également révisé son MediaDecreet pour également élargir sa politique de contributions culturelles audiovisuelles, selon des modalités légérement différentes des choix francophones.

Alors que Netflix aurait pu prendre toute sa place dans ce programme, comme l’entreprise américaine le fait en France par exemple où elle a même signé, sous l’égide des pouvoirs publics, des accords professionnels de collaboration avec les organisations professionnelles du secteur, face à un petit pays, l’attitude du géant du Web s’avère opposée : Netflix a introduit auprès de la Cour constitutionnelle belge, en septembre dernier, un recours en annulation des dispositions relatives aux contributions du décret SMA de la FWB, laissant intacte à ce stade la législation de la Communauté flamande pourtant tout à fait comparable dans ses effets. 

Que prévoit le nouveau décret SMA de la FWB de 2024 en matière de contributions des opérateurs privés à la création et à la production cinéma et audiovisuelles ?

Outre la confirmation des quotas de diffusion (voir ci-dessous), et après double étude d’impact approfondie[3], le nouveau Décret fixe des taux de contribution progressifs, variant de 0 % à 9,5 %, selon la hauteur du chiffre d’affaires des opérateurs-contributeurs. 
De plus, le Décret prévoit une entrée en vigueur de ces nouveaux taux lissée sur 5 années (2023 - 2027), avec une évaluation obligatoire en 2026 et après 2027 pour en actualiser les impacts.

Voilà le tableau

A noter qu'avant 2024, les taux s’appliquaient aux recettes brutes, les taux suivants s’appliquent aux recettes nettes, donc une assiette plus basse :

Si l’on examine la tranche des recettes nettes de 75 à 90 millions d’euros, où pourrait se situer Netflix, selon les prévisions du CSA, le taux moyen qui lui sera applicable sur la période de 5 ans, 2023-2027, s’avère ainsi inférieur à 4 %, quasi identique au taux fixé par le MediaDecreet flamand.

Le MediaDecreet prévoit en effet une contribution de 4 % des recettes de l’opérateur (contre 2,2% auparavant) avec effet immédiat en 2024.

Contexte historique

Le Décret « SMA » 2024 de la FWB doit être inscrit dans la politique de soutien au cinéma et à l’audiovisuel européens entamée dans les années 1930, qui a évolué en une politique de diversité culturelle cinématographique et audiovisuelle jamais démentie.
Cette politique a été menée notamment par la FWB, par les États membres européens et par la Commission européenne elle-même.

Aujourd’hui, cette politique se fonde sur une longue pratique et quelques constats majeurs :

- Dès les années 1930[4], le cinéma et très vite l’audiovisuel (la télévision) sont devenus les premiers vecteurs culturels auprès des populations en Europe. 
L’importance culturelle sociétale de ce nouvel art n’avait pas échappé avant la Seconde guerre mondiale à plusieurs gouvernements d’Europe, ni après elle aux négociateurs du Plan Marshall qui régulèrent d’une nouvelle manière les échanges cinématographiques entre les États-Unis et les pays bénéficiaires de son financement.

- Les premiers accords de libre échange qui apparaissent en 1948 (le GATT) abordent eux aussi cette question car leur article IV prévoit un régime spécial pour le cinéma : quotas de diffusion en salle et contribution au financement des films figurent donc déjà dans les décisions gouvernementales internationales.

- Le secteur culturel cinématographique puis celui de l’audiovisuel télévisé est ainsi devenu progressivement une industrie (au sein de l’ensemble des ICC) notamment quand les marchés nationaux de la radio et de la télévision ont été libéralisés et interconnectés, dans le cadre de la Communauté économique européenne, au moyen notamment d’un dispositif d’harmonisation connu sous la dénomination « Télévision sans frontière » (directive 89/552/CEE du Conseil du 3 octobre 1989) 

- Ces secteurs ont été ensuite globalisés[5] (accords OMC 1994) avec des réserves « d’exception culturelle » concernant l’audiovisuel [6]

- Ces secteurs ont été ensuite bouleversés par la numérisation (années 80 et 90) et la plateformisation (années 2000) des services de médias, accentuant l’avantage américain grâce à ses acteurs oligopolistiques réussissant à imbriquer plus vite que d’autres (et souvent au mépris des droits de propriété intellectuelle) les technologies et le contrôle commercial des contenus, grâce à un recours aux capitaux à risque que le secteur culturel européen ne pourra jamais égaler vu sa structure éclatée en 27 États membres.

- L’Europe, ayant enfin ouvert ses traités à la Culture (Maastricht 1992 article 151 ex 128 ), a donc tenté de contrebalancer la puissance économico-culturelle dominante en audiovisuel que les « infrastructures nationales », notamment des pays membres à aires géographiques ou linguistiques limitées, ne pouvaient égaler, en prévoyant des mesures précises dans la directive et un vaste programme de soutien porté par la Commission européenne elle-même (Programme de soutien économico-culturel Media qui s’élargira en programme Creative Europe).

- Les outils choisis par les responsables européens mettent des moyens principalement de nature économiques et financière au service d’objectifs culturels et linguistiques unanimement définis par les États membres et le Parlement : à savoir de quotas de diffusion, des quotas de production, des mécanismes de contribution à la création, production, diffusion et promotion des œuvres européennes, des fonds européens, des programmes de formation des professionnel·les, des soutiens aux TPME du secteur.

- Ces objectifs ont été régulièrement réévalués (voir les rapports d’évaluation de la CE) et ces moyens modernisés (voir les versions successives de la directive TVSF devenue SMA)
Ils ont été ainsi, de période en période, adaptés à l’évolution des techniques de production et de diffusion des œuvres vers les publics, avec notamment un extension des dispositifs de régulation aux services à la demande (directive SMA I) et une autre extension/adaptation aux services de plateformes et aux services ciblant un marché national ou linguistique en provenance d’un autre Etat membre (directive SMA II).

- La situation dans le secteur cinématographique et audiovisuel présente de tels déséquilibres depuis la seconde guerre mondiale et un tel enjeu sociétal, politique et culturel pour l’Union européenne (son identité globale, "sa civilisation" dira Jean-Claude Batz, le producteur et ami d’André Delvaux) que des règles spéciales ont été adoptées pour ce secteur en matière de règles de concurrence et d’aide d’État, ce qui n’est envisagé que lorsque un intérêt essentiel est en jeu. Ces règles ont-elles aussi été évaluées et révisées.

Que reproche Netflix au Décret SMA de 2024 de la FWB ? 

Dans son recours, Netflix reproche à la législation belge francophone

  • 1. D’avoir un but économique et non culturel ;
  • 2. De prévoir des taux de contribution plus élevés que dans les pays voisins « de même taille » ;
  • 3. D’imposer des sous-quotas de financement trop détaillés alors que les talents manqueraient en FWB pour absorber ces investissements obligatoires ;
  • 4. De porter atteinte à ses droits fondamentaux et notamment sa liberté d’entreprendre.

Pourtant Netflix reconnaît que ses services ont besoin pour atteindre les publics avec une diversité d’œuvres de qualité d’une base permanente de talents artistiques et professionnels qu’entend précisément sauvegarder le Décret SMA pour maintenir une capacité à produire de la création artistique et culturelle de qualité et contribuer ainsi à la diversité culturelle européenne pour tous les citoyens et citoyennes de l’Union européenne.

Alors que le taux moyen de sas contribution sur les 5 années envisagées sera de l’ordre 4 %, le service commercial de streaming ultradominant montre ses véritables intentions. 
Le recours de Netflix fait partie d’une stratégie globale, très menaçante, des opérateurs globalisés pour réduire, et si possible supprimer, en s’attaquant d’abord aux petits États membres, toute politique de régulation, y compris fiscale, qui limiterait les effets de leur surpuissance dans les paysages audiovisuels européens.

 

 Pour aller plus loin

. Lire l'explication de notre directeur juridique sur le recours introduit par Netflix

 

 

 


 
[1] Résolution du PE après covid puis Résolution sur la situation des artistes
[2] Pour « Services de médias audiovisuels – SMA »
[3] La première à la Chambre de concertation de l’AV (CCAV) et la seconde au Conseil Supérieur de l’Audiovisuel (CSA)
[4] Dans les années 1930, les écrans français étaient régis par des accords de contingentement (quotas) avec l’étranger, qui n’autorisaient que 188 films américains doublés par an (plus une cinquantaine en version originale).  Dans ce cadre global, Léon Blum, représentant le gouvernement français, signa, le 28 mai 1946, avec James Byrnes, représentant le gouvernement de Washington, des accords qui supprimaient tout contingentement des importations mais garantissaient pour deux ans aux films français un nombre minimal de quatre semaines d’exploitation par trimestre sur tous les écrans nationaux, avant d’établir le régime intégral de libre-échange.https://www.monde-diplomatique.fr/mav/166/SELLIER/60107
[5] Inséré dans un cadre d’échanges mondial élargi
[6] Et non d’exclusion

Recours de Netflix : éclairage et contexte