"Rire aux larmes des autres", par Edgar Szoc
La partition stricte que le théâtre français a historiquement opérée entre comédie et tragédie constitue à elle-même sa meilleure critique.
S’il fallait la mettre en scène, cette tragédie du plus haut comique, on ne sait trop s’il faudrait insister sur le ridicule de ces académiciens emperruqués s’arrogeant le droit de cloisonner la représentation de nos émotions en des compartiments à la simplicité grotesque, ou plutôt sur la catastrophe qu’a pu constituer cette obscène mutilation de l’expérience humaine.
Entre le sens de l’humour et celui du tragique, les affinités sont aussi profondes que nombreuses : l’absurde en constitue la zone de recoupement. Kafka, Joyce et Beckett le prouvent à suffisance, quand bien même leur passeport pour la grandeur littéraire s’est obtenu sur le refoulement critique du caractère foncièrement comique de leur œuvre. Humour et tragique se nourrissent tous deux du constat effaré de notre inadéquation, de nos fiascos, du caractère sans cesse fuyant du réel. Rien ne s’emboîte, rien ne s’ajuste, rien n’est à sa place, quelque chose manque toujours. Ou, pour le dire aussi bien que Saint-John Perse : « Mais qu'est-ce là, oh ! qu'est-ce, en toute chose, qui soudain fait défaut ? ». On peut en rire, on peut en pleurer – et quelquefois simultanément. Le tragique approfondit et le comique déplace. Il n’y a, somme toute, entre les deux qu’une différence d’échelle ou de distance.
À cette aune, l’omniprésence médiatique de l’humour semble témoigner d’un besoin de mise à distance : nous voulons tout savoir des affaires du monde mais nous sommes incapables de supporter ce que nous en savons. Dans un monde surinformé, la passion de l’humour ne signale-t-elle pas deux pulsions contradictoires également puissantes : celle de connaître et celle d’oublier que nous connaissons. À la question ressassée jusqu’à l’insignifiance de savoir si on peut rire de tout, peut-être faudrait-il substituer celle de déterminer de quoi il est encore possible de parler sérieusement sans éprouver le besoin qu’un clown ne vienne en glousser. « Qui accroît sa science accroît sa douleur », peut-on lire dans l’Ecclésiaste (1 : 18). Bienheureuse la plume qui n’a connu ni Jean-Marie Bigard ni les cafés serrés.
À force d’avoir laissé entrer dans nos salons les tumultes du monde, il peut paraître sage de souhaiter les en éloigner par le rire, mais rien, j’espère, ne me rendra acceptable qu’on puisse rire aux larmes des autres.
Liens utiles
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