Lumière sur Anne Versailles, Prix Scam du parcours radio 2023
« De ses errances, naissent des créations sonores singulières, qui redessinent les paysages rencontrés [...]. Elle pourrait être peintre, elle a choisi de peindre avec des sons, avec des mots. » : quelques mots pour commencer à décrire le travail d'Anne Versailles, qui reçoit le Prix Scam du parcours Radio 2023. Découvrez à cette occasion l'éloge écrit pour elle par le Comité ainsi qu'un entretien passionnant avec elle.
L'éloge du Comité
Anne Versailles marche. Dans la forêt, le long des rivières, dans la neige, sur le pays plat, dans les montagnes, au sud et au nord. Elle marche et écrit. Elle marche et enregistre. Elle marche et raconte. Elle marche et rencontre. Anne Versailles est une géopoète, ainsi qu’elle aime se définir. De ses errances, naissent des créations sonores singulières, qui redessinent les paysages rencontrés, nous restituent les sensations éprouvées. Elle pourrait être peintre, elle a choisi de peindre avec des sons, avec des mots.
Un de ses engagements est celui d’un art avec. Avec les personnes, avec les éléments, avec les ruisseaux, les cailloux, les montagnes, le bitume. Un art qu’elle emmène hors des lieux habituellement dédiés à la création, à la rencontre des unes et des autres.
C’est le parcours sonore d’une artiste aux multiples passions, discrète, généreuse et rieuse, infatigable marcheuse, chercheuse, travailleuse, découvreuse de pépites et très talentueuse, que nous mettons à l’honneur cette année.
Si vous ne la connaissez pas encore, ouvrez vos oreilles, écoutez et laissez-vous emporter à ses côtés. Le voyage commence.
Muriel Alliot, Isabelle Rey
Anne Versailles : « Des territoires sonores en mouvement »
Juliette Mogenet - Après une formation de biologiste et de géographe au terme de laquelle tu fais une thèse de doctorat, tu travailles pendant plusieurs années comme formatrice et rédactrice, puis tu bifurques en 2010 après un voyage dans les Alpes, dont tu as fait un film documentaire 12 pattes et 5 sac à dos. Peux-tu m’en dire plus sur cette bifurcation ? Comment es-tu devenue autrice, réalisatrice, et plus spécifiquement autrice sonore ? Et qu’est-ce que c’est, un·e géopoète ?
Anne Versailles - Est-ce que c’est vraiment une bifurcation ? Je ne suis pas sûre. Quand je me retourne sur mon parcours professionnel, il y a un fil qui relie l’ensemble, même s’il est sinueux. Quand je ne me sens plus bien où je me trouve, je déroute un peu le fil que je tisse, ce qui le rend en effet sinueux.
Cette traversée des Alpes a été un moment marquant. J’ai voulu partager cette expérience. Je me suis formée au langage et au montage vidéo pour réaliser ce film. J’ai compris, en utilisant ce langage, que j’avais la possibilité d’exprimer des choses de nouvelles manières. Je travaillais dans la communication autour du développement durable. Mes missions, pour des client·es principalement institutionnel·les et associatif·ves, me demandaient d’utiliser un langage descriptif, prosaïque. Je pensais de plus en plus : ce n’est pas comme ça qu’on va aider les gens à regarder leur vie autrement, le monde autrement, à vivre autrement. J’ai adopté un nouveau langage, beaucoup plus subjectif, émotionnel, sensible, suggestif, flou, poétique.
C’est en faisant le film et en construisant sa bande-son avec les sons captés sur le terrain que j’ai fait la découverte de la puissance de l’univers sonore, et c’est par là que j’ai découvert la poésie aussi. En découvrant le son, j’ai découvert la poésie sonore, puis le slam, et la poésie en général. La poésie, c’est pour moi une faille entre le réel et autre chose, il y a là un espace qui permet de regarder le monde autrement, de le ressentir autrement. La poésie se situerait là. Dans mon travail, j’essaie d’être dans cette faille.
Géopoète, c’est un terme inventé par Kenneth White, un poète écossais. C’est ce mot qui décrit le mieux la diversité de ma pratique. De mon bagage de biogéographe, je garde ce lien au paysage, à la nature et à la traversée des territoires, qui permet une découverte, un œil neuf, une sensibilité neuve, une immersion. Un point de vue non pas sur le monde mais dans le monde, un ancrage dans les sols, dans cette société où on est de plus en plus hors-sol.
Ton travail s’ancre justement à la fois dans le territoire et dans le déplacement, la traversée des espaces, la marche. Il y est beaucoup question de frontières, plutôt considérées comme poreuses, comme des endroits de possibilité de mélange et de mouvement plutôt que de séparations. Tu écris, tu photographies, tu dessines, tu réalises des POM (petites œuvres mixmédia), des pièces sonores… Il me semble que la marche et le mouvement infusent ton travail tant sur la forme que sur le fond. Peux-tu m’en dire davantage ?
Marcher fait partie de mon patrimoine. Marcher permet de s’alléger : le corps, le sac à dos, et la tête aussi. Ma pratique artistique est née dans la marche, dans le mouvement, dans la traversée. Le rapport au corps aussi y est important : à pied, à vélo parfois ou en ski de randonnée nordique. Dans l’épreuve du muscle qui rencontre le territoire, dans une certaine durée aussi. Le son aussi oblige à être dans la durée. La captation sonore « field recording » est très en lien avec ça : elle nous oblige à nous confronter au territoire dans l’écoute, à prendre du temps.
Le rythme de la marche est très présent dans ma manière d’écrire, peut-être moins dans la création sonore où je construis plutôt une sorte de flux, celui de la rivière, ou du vol des oiseaux, ou encore le vent qui souffle. J’ai besoin de marcher pour écrire, je prends des notes en marchant, j’écris des phrases courtes dans lesquelles on retrouve ce rythme : un pas après l’autre.
Le son amène, un peu comme l’écriture, un imaginaire : ça ouvre. Ouvrir l’imaginaire, et en particulier vers un imaginaire contemplatif, me semble primordial dans notre société. Et le faire par l’écoute recrée une capacité d’attention sensible à soi, à l’autre, à son environnement. Ce qui me séduit très fort dans le son aussi, c’est la texture des sons, et celle de la voix : quand j’interroge des gens, je découvre et parfois on découvre ensemble une intimité particulière, livrée à travers leur voix.
En lien avec mon parcours sonore, je voudrais dire aussi que dans mes vies professionnelles successives, j’ai été en contact avec des réseaux différents : recherche, éducation, poésie, son, un peu la scène aussi… Il y a beaucoup de femmes dans la réalisation sonore, c’est un milieu assez ouvert, accueillant. J’y suis arrivée sans sortir d’une école et je me suis sentie accueillie, c’est un réseau où il y a peu d’ego, beaucoup de bienveillance.
Dans une de tes vies précédentes, tu écrivais « en faveur d’un développement désirable ». Il me semble qu’on peut percevoir cet engagement dans ton travail sonore, qui ne s’affirme pas mais se questionne, notamment en donnant la parole aux autres et aux lieux. Dans Ça use les souliers, on entend par exemple le dédale administratif dans lequel se perdent des bénéficiaires d’aides sociales. Dans Les pêcheuses tu constates et questionnes l’absence de femmes pêcheuses sur les bords de la Scarpe… Est-ce que faire parler les gens et les lieux, c’est œuvrer à un développement désirable ?
Eh bien sûrement ! J’ai bifurqué dans ma langue, mais pas dans ce qui me motive entre le début de mon parcours et aujourd’hui. Ce qui m’anime toujours, c’est : comment vivre mieux dans ce monde ? Comment mieux vivre ensemble ? Comment se partager les ressources qui nous sont offertes, comment être dans un monde désirable, désiré, où chacun·e peut avoir sa place. J’écoute, j’observe, j’explore une approche documentaire avec une langue poétique : j’aime faire parler les gens, le territoire, le paysage. Je compose des paysages sonores. Ce n’est pas le paysage tel qu’il est qu’on entend, c’est ma perception de ce paysage, la manière dont moi je l’ai traversé, éprouvé avec mon corps. Comment je l’ai observé, comment j’ai reçu ce qu’il m’a offert, et comment je le recompose. J’aime rendre cette matière travaillée à celles et ceux qui me l’ont confiée, offerte. J’aime diffuser le résultat final sur le terrain même d’où sont issus les sons, en circuit court pourrait-on dire : promenades sonores, installations in situ, siestes sonores dans les paysages…
J’ai aussi fait de nombreuses résidences artistiques avec une « mission de médiation culturelle » en France, où l’idée est de partager sa pratique artistique et d’offrir un cadre dans lequel chacun·e peut trouver des espaces où s’exprimer, où créer avec les autres. Ce que chacun·e apporte est valorisé dans une construction collective et dans des écritures plurielles où toutes les pratiques ont leur place : écrire, dessiner, coller, regarder, écouter… Ça permet aussi aux publics de trouver ou retrouver une capacité à être auteur, autrice. Peut-être que ces processus m’intéressent aussi particulièrement parce que je n'ai pas non plus de formation artistique : je me suis formée en autodidacte, en tissant mon fil sinueux et en le modifiant au gré des moments où je perdais le lit de la rivière.
La puissance du son, c’est aussi la possibilité d’ouvrir l’imaginaire. Elle se fait parfois avec l’intention d’accorder une attention nouvelle aux détails. J’invite les participant·es à capter les petits détails qui permettent de regarder autrement et de redécouvrir leur quotidien, d’y trouver de la poésie, de la lumière. Il y a cette phrase que j’aime par rapport à cette contemplativité. Elle est de l’autrice Caroline Lamarche, dans une interview, où elle dit : « la poétique du vivant n’est pas seulement contemplative, elle est sociale, féministe, et soucieuse des laissés-pour-compte ».
Tu as voyagé plusieurs fois en Laponie, dans le Sarek, une des dernières zones sauvages d’Europe, qui oblige à repousser les limites : les limites de soi, de son corps, les limites qui s’élèvent entre l’humain et le vivant. Tu as créé suite à ce voyage Sarek Jietna (ce qu’il y a là à entendre), œuvre sonore inclassable où l’on suit tes pas dans la neige, où l’on se confronte au vivant avec toi. Peux-tu me parler de ce projet, de sa place dans ton travail ?
Je ne me suis jamais sentie accueillie dans ce paysage, alors que j’adore la montagne. On n’y est pas tellement confronté·e au vivant, qu’on ne voit quasi pas, mais plutôt confronté·e aux éléments, qui sont là-bas à la fois très rudes et très doux, plein de contrastes. Vent, neige, froid, immensité : on y est tout petit. On se sent fragile, à la merci des éléments. C’est le Sarek, la montagne qui décide.
À partir de mon troisième voyage là-bas, j’y suis allée avec des micros. Le fait d’écouter le paysage m’a permis de commencer à entrer en dialogue avec lui, ce que mon œil et mon appareil photo ne me permettaient pas. C’est pour ça que j’ai eu envie de faire cette pièce qui raconte cette difficulté de rencontre avec ce paysage.
J’y ai capté du son avec du matériel léger (il faut le transporter dans le sac à dos, en plus de la tente, du sac de couchage, matelas, réchaud, nourriture, etc). J’ai ensuite composé avec ces sons, en les sculptant avec des techniques de composition qui se rapprochent de la musique acousmatique. Dans cette pièce sonore, mon intention était de raconter cette rencontre difficile avec le Sarek. Comment on peut trouver une manière de se rendre attentif·ve et sensible à un environnement, d’entrer en dialoguer avec lui, de renouer intimement avec sa poétique, contemplative mais aussi sociale, féministe et soucieuse des autres vivants, pour paraphraser Caroline Lamarche.
Et la suite ? Qu’as-tu de prévu maintenant ?
J’ai un recueil de poésie qui vient de sortir aux éditions Le Chat Polaire Tout dévale.
Je finis par ailleurs un essai sonore et poétique avec Christine Van Acker, « Jusqu’où sommes-tu ? », qui interroge la part d’animalité, de végétalité ou de minéralité que l’on peut avoir en soi. On a rencontré plein de personnes qui racontent, témoignent de comment ils et elles se sont senti·es ours, baleine, ver de terre, mousse, fougère ou caillou. Il y est question de frontières poreuses : est-ce que mon moi se termine à ma peau, est-ce qu’il est un peu l’autre, dans quelle mesure ?
Je pars sous peu en résidence d’écriture et de composition aux Trompes du Faï dans les Hautes-Alpes. Puis en stage de « fieldrecording » pour renourrir ma pratique et échanger avec d’autres artistes sonores. Je fais aussi un peu d’accompagnement de jeunes autrices, qui développent leur projet pour le FACR, et c’est quelque chose qui me plaît beaucoup. J’aimerais peut-être refaire de la scène aussi, je travaille un texte Conf-errance, une conférence performée, déambulatoire, sur la marche.
J’ai encore d’autres projets dans mes cartons, à la fois littéraires et/ou sonores, j’aime bien quand les deux se mêlent aussi…
Propos recueillis par Juliette Mogenet
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