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Lumière sur Ariane Le Fort, Prix Scam du Parcours littéraire 2023

lundi 13 mai 2024

Ariane Le Fort

« Autrice de la précision, de la rigueur, de la retenue, du détail, du double-jeu, des plaisirs sensuels, de l'ironie, de l'humour, du désenchantement entremêlé de bonheur de vivre, ses récits désarçonnent » : quelques mots pour commencer à décrire le travail d'Ariane Le Fort, qui reçoit le Prix Scam du parcours Littéraire 2023. Découvrez à cette occasion l'éloge écrit pour elle par le Comité ainsi qu'un entretien passionnant avec elle. 

L'éloge du Comité

Ariane Le Fort est enseignante de français. Elle a commencé à écrire des romans il y a plus de 30 années. Depuis son titre L'eau efface les rêves, elle a produit une dizaine de romans primés par le Prix Victor Rossel, le Prix Charles Plisnier, le Prix Scam 2003 pour La Madone des plaines de jeux publié au Grand Miroir...

Aujourd'hui, le Comité belge de la Scam est heureux de lui attribuer un Prix du Parcours pour l'ensemble de son oeuvre; une oeuvre qu'elle tisse, récit après récit, avec ténacité.

ALF - citation

Autrice de la précision, de la rigueur, de la retenue, du détail, du double-jeu, des plaisirs sensuels, de l'ironie, de l'humour, du désenchantement entremêlé de bonheur de vivre, ses récits désarçonnent. Son style également: acéré, minimaliste, désossé. 

Rassurez-vous, tout le monde a peur, Comment font les autres ?,  Beau-fils, Avec plaisir, On ne va pas se quitter comme ça ?, Partir avant la fin, Dimanche, La tête d'Harry et plus récemment Quand les gens dorment publié aux éditions ONLIT ...  Autant de titres ciselés par Ariane Le Fort, formidable créatrice d'histoires littéraires. 

Isabelle Wéry, membre du Comité belge de la Scam

Ariane Le Fort : « Écrire me permettait de vivre »

Lauréate du Prix Rossel en 2003 pour Beau-fils, Ariane Le Fort a patiemment forgé une œuvre romanesque tout en subtilité, qui dit les infimes mouvements de l’âme au plus près du quotidien – en particulier le sentiment amoureux, qui, selon elle, nous construit et nous dévaste. Rencontre avec celle qui souhaite aujourd’hui s’absenter de l’écriture pendant un temps…
AD : Ariane Le Fort, vous dites avoir accueilli la nouvelle de ce prix à un moment charnière de votre parcours d’écrivain ?

ALF : Je suis très heureuse de recevoir ce prix, mais il coïncide avec le moment où ONLIT éditions a annoncé la fin de ses activités et j’en suis très triste, alors ce prix m’a rendue plus triste encore. Je travaille avec Pierre De Mûelenaere depuis huit ans et j’ai adoré corriger tous les manuscrits à paraître. Je trouvais ses choix et sa manière de travailler pleins de qualités, il s’absorbait complètement dans les livres qu’il défendait, je suis vraiment dépitée de ce qui s’est passé. Pierre ne se trompait jamais dans ses choix. Le monde éditorial a vraiment changé, y compris au Seuil, où j’ai publié jusqu’à ce que mon éditeur prenne sa retraite. Aujourd’hui on donne toute la place aux faits de société et la littérature a soudain moins d’intérêt. Ce ne sont plus les mêmes perspectives. On est nombreux à penser jeter le gant. Il y a une production très riche en Belgique et c’est ce qui est à la fois enthousiasmant et triste dans l’exercice du Prix Rossel, par exemple, dont je fais partie en tant que membre du jury : chaque année je me rends compte qu’il y a là une richesse qui n’est pas entendue, noyée par la médiocrité qui nous submerge. Certains livres sont tellement mal défendus que je n’aurais pas la possibilité de les lire autrement ! 

AD : Vous allez jusqu’à dire que vous n’écrirez plus ?

ALF : Disons que je prends du recul par rapport à tout ça, je suis dans une certaine dualité et j’ai moins de plaisir à écrire. J’ai toujours écrit pour être lue, donc éditée. Quand j’ai publié au Seuil, j’avais l’impression d’avoir accouché dans la meilleure clinique de Paris mais avec le bébé sous l’escalier. Quand j’ai rencontré les éditions ONLIT, pour la première fois je me suis sentie à l’aise, en famille. Le plaisir était beaucoup plus grand. Sur le plan littéraire, je me sens assez humble. Il y a chez moi une forme de pudeur et de timidité, un sentiment que ce milieu n’est peut-être pas le mien. Je n’ai pas spécialement envie de me battre pour y être, je n’ai pas les dents longues. Je viens d’un milieu où on m’a enseigné qu’il ne fallait pas se mettre en avant. Ce sont souvent les autres qui sont venus me chercher. L’arrivisme, l’opportunisme et l’ambition ne font pas partie de mon vocabulaire. Ma seule ambition est être honnête par rapport à ce que je fais, pas de dépasser la place que je m’assigne. Si je le fais, alors je me sens décalée. Ce n’est pas du mépris, c’est un chemin, un apprentissage : avec l’âge, j’assiste aux changements du monde avec moins d’engouement. Je préfère faire autre chose que me sentir aigrie.

AD : Vos livres ne racontent pas votre vie mais vont puiser dans une matière proche de vous et de ce qui vous entoure ?

ALF : J’ai écrit des romans parce que j’avais besoin de m’expliquer ma vie, et le fait d’écrire ma vie en la transformant m’a permis de mieux me comprendre : ce n’était pas une thérapie, c’était vital. Écrire me permettait de vivre. Je passais par l’écriture pour que la vie prenne son relief. Mais aujourd’hui j’ai l’impression que la vie a du relief en elle-même… Je me montre très prudente dans l’écriture, je n’ai pas envie d’être provoquante. Quand j’écris, je ne sais pas ce que je dis : le dessin ne se montre que par après. Je ne fais pas de plan, je ne suis pas stratégique : je suis dans l’expérimentation, dans l’intuition. Je ne sais pas ce qui va se passer au chapitre suivant, je ne sais pas ce que mes personnages vont faire, et je termine toujours le livre sur une fin ouverte, parce que je veux finir par une sorte de climax qui, je le sais, ne durera pas : la fin ouverte est le début de la fin. Je veux arrêter la narration avant ça, je n’ai pas envie de raconter le déclin. Une fin, c’est un moment qui réconcilie, et ça me suffit. Cette main posée sur le cou a déterminé la fin de Beau-fils, mais dix minutes avant de l’écrire je ne le savais pas – c’était sans préméditation. Ce sont les personnages qui décident. Si on les perçoit bien, ils pourront prendre des directions inattendues. C’est assez mystérieux et ça m’échappe un peu. Les relations entre les personnages m’apparaissent par après.

 

AD : Depuis L’eau froide efface les rêves, votre premier roman paru en 1989, vous creusez le sillon amoureux dans tous vos livres, pourquoi ?

ALF : Le sentiment amoureux est l’un des sentiments qui me parait le plus extraordinaire, à la fois universel, délicat et porteur de situations inattendues pour chacun et chacune. Personne n’est barricadé contre ça. La naissance du désir est à la fois exaltante et épouvantable à vivre. La force de l’amour a lieu à tout âge, avec le même piquant et les mêmes douleurs. On me dit souvent que je parle des choses sans pathos, avec recul, parce que je m’immerge dans la complexité de ce qu’on peut ressentir, je décortique les sentiments comme une entomologiste. Les péripéties les plus importantes sont celles qu’on peut ressentir au quotidien, dans nos vies. Il y a là tellement de complexité. Ce qui m’anime n’est pas tant de raconter des histoires que d’explorer un ressenti et voir si les autres s’y retrouvent. Sentir, davantage que déployer des actions.

AD : Vous parlez de sentiment amoureux, or on est à un moment de bascule, où il est beaucoup question de décoloniser les rapports hétéronormés et de repenser la notion même de couple ? De réinventer l’amour, comme le suggère Mona Chollet ?

ALF : La notion de couple me parait très culturelle et me fait peur car je l’associe à l’idée de l’enfermement. Je me suis soumise très jeune à cette vie-là et, plus j’avance, plus je la remets en question. Pas le sentiment amoureux ni la fidélité, mais le couple, qui provoque souvent à mon sens une annexion davantage qu’un vrai partage. Je sais que je dois me protéger de cette capacité de soumission que je pourrais avoir. Je n’ai par exemple plus besoin d’un lieu de vie commun pour vivre ma vie de couple. Mais l’idée du duo – faire des choses à deux – est fantastique. Quand j’étais plus jeune, j’aurais sans doute pu expérimenter l’homosexualité librement, vivre une histoire d’amour avec une femme, mais je ne me sentais pas assez libre pour le faire. Je manquais alors de représentations : l’image que je me faisais des relations lesbiennes ne me correspondait pas.

 Propos recueillis par Aliénor Debrocq

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