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Esprits libres - épisode 8 : la vidéoconférence, par Linda Lewkowicz et Manuel

Jeudi 18 Juin 2020

La vidéoconférence, formidable outil de rapprochement en temps de confinement, ou mal (nécessaire) de notre siècle ? Et que se passe-t-il quand des artistes s'en emparent ? C'est le thème du 8ème épisode de notre série, c'est cette fois-ci Linda Lewkowicz et Manuel qui sont à la barre, et c'est avec autant de plaisir que de fierté que nous vous présentons leurs créations !

 

 MANUEL POUR LA SCAM OK1

Un dessin de Manuel

 

« Un matin, il s’est mis la corde au cou, « seul, trop seul ». Debout sur son tabouret, il a fait un dernier pano sur ce qu’il s’apprêtait à quitter et juste avant de partir, son regard s’est arrêté sur Pourquoi écrivez-vous ?* Une des réponses était « Pour ne plus être seul ». Il a levé les yeux au ciel. Entre le ciel et lui, il y avait un plafond, un crochet et une corde. Il a décroché la corde s’est assis sur son tabouret et a commencé à écrire un roman. C’était il y a 22 mois.

Depuis ce matin-là, il a avalé des pilules allongées comme un suppositoire et fendues comme une fesse pour aider sa conscience à quitter l’extérieur-jour de ses responsabilités et plonger dans l’intérieur-nuit des chimères. Jusqu’au petit matin, il a modifié le cours normal des choses : les couleurs, les formes, l’état, les odeurs… Il a marché dans d’immenses plaines ou sur un câble entre deux tours HLM. Il est passé par le chas d’une aiguille, s’est lové dans le creux d’une main aimante, un travail de potier pour qu’aux premiers lueurs, ils soient là.

Et depuis 22 mois, « ils » sont là, fidèles et obstinés. Il y en a partout, au pied du lit, dans le lit, au-dessus du lit, derrière la porte, sous la garde-robe, il les entend rire, pleurer, crier, revendiquer… C’est souvent cacophonique, rarement polyphonique, jamais silencieux. « Ils » : les personnages d’un récit à écrire. « Ils » : cinq femmes, six hommes, quatre fœtus, trois embryons, un enfant et un coq suisse allemand. Chacun veut être le premier à parler, se dire, contredire, chacun veut tirer le récit à lui et personne n’est d’accord. « Sinon ce ne serait pas drôle » a répété le coq du récit, comme le perroquet qu’il n’est pas.

Puis, un matin de mars 2020, ce fut « Covid et distanciation sociale », l’écrivain s’est réveillé « seul, trop seul ». Il a avalé encore plus de pilules, espérant retrouver de l’inspiration. Il a dormi en spirale, de nuit comme de jour, mais à chaque réveil ce n’était que bouillie de récits sans personnage. N’en pouvant plus, il s’est remis la corde au cou. Debout sur son tabouret, il a refait un panoramique et son attention a été attirée par un lien informatique bleu.

Clic. Ce clic l’a mené de l’extérieur-jour de son insatiable désespérance à l’intérieur-nuit d’une salle d’attente virtuelle. Après quelques minutes, la lumière est revenue et l’écrivain s’est vu, la corde au cou, au centre d’un écran, immense. Cette image s’est progressivement morcelée en une multitude de petites cases, chacune reprenant le tout ou la partie d’un des personnages rêvés et sa corde le représentait. Après l’image, il y a eu le son, après le son, la leçon : Tu n’es plus seul, écoute-les, écris-les ! »


Un texte de Linda Lewkowicz

 

*Détournement d’un titre de Anita Van Belle/Marie Mandy, 25 auteurs belges, comment écrivent-ils ?, Mandibel, Bruxelles 1983.