Focus sur Anaïs Carton & Pauline Fonsny, Prix Scam Radio en 2021
« Chaque voix, vibrant de toute son histoire, et de toute sa sensibilité, nous livre son récit » : quelques mots pour commencer à décrire le travail d'Anaïs Carton et Pauline Fonsny, que le Comité belge de la Scam a récompensées de son Prix Radio en 2021. À cette occasion, nous leur adressons nos plus chaleureuses félicitations, et vous proposons de lire l'éloge du Comité ainsi qu'un entretien passionnant des réalisatrices avec Aliénor Debrocq.
Les autrices
Pauline Fonsny réalise en 2018 À l'usage des vivants, film qui revient sur l’histoire de Semira Adamu. Elle coréalise ensuite À leurs corps défendant. Elle continue son activité de monteuse et travaille à l’écriture de deux films : l’un sur les violences vécues par les femmes en exil et l’autre sur l’histoire belge de la criminalisation du vagabondage et de la migration.
Anaïs Carton réalise en 2018 un premier documentaire radiophonique, L’Univers danse le semah, sur la communauté des alévis à Bruxelles. Elle coréalise ensuite À leurs corps défendant.
À présent, elle coréalise un film sur les violences vécues par les femmes migrantes et un documentaire radiophonique sur des femmes travailleuses du care.
L'hommage du Comité
Prendre la parole, la donner, c’est ouvrir un possible, mettre en mouvement. Le geste documentaire posé par Anaïs Carton et Pauline Fonsny nous invite à nous relier. Elles tendent la main, ouvrent leurs micros, pour que par-delà les murs des centres fermés, les voix de Mado, Souhail, Rabia nous parviennent. Des voix à qui elles offrent le temps de se déposer, de se dérouler, de s’entremêler, de se raconter, pour nous rencontrer. Libres. À leurs corps défendant nous arrache à notre peur, à notre torpeur. Dans une grande douceur, comme si nous nous promenions ensemble, chaque voix, vibrant de toute son histoire, et de toute sa sensibilité, nous livre son récit de l’enfermement, de la traque, de l’humiliation.
Cette violence qui nous frôle chaque jour, cette violence qui frappe de plein fouet, trouve ici une place pour s’exprimer. Ensemble, Pauline, Anaïs, Mado,
Souhail, Rabia, ouvrent un espace, pour nommer et sentir. Et, sur l’écho sensible de ces voix, le silence qui s’étire nous apprend qu’il est temps, grand temps, d’en finir avec cette inhumanité.
Anaïs Carton et Pauline Fonsny laissent la place à ce silence, nécessaire, qui résonne comme un long cri muet et laisse une trace dans l’oreille de l’auditeur et de l’auditrice.
Muriel Alliot et Isabelle Rey, membres du Comité Belge de la Scam et les Membres de la Commission Sonore, Ecaterina Vidick, Rémi Pons et Marie Betbèze.
Anaïs Carton & Pauline Fonsny – Donner la parole aux invisibles
L’une vient du cinéma, l’autre du son. Toutes deux militent pour la fermeture des centres fermés. Ensemble, Pauline Fonsny et Anaïs Carton développent une pratique de « création politique » et dénoncent dans un documentaire radiophonique, À leurs corps défendant, la réalité belge de l’enfermement administratif des personnes sans-papiers.
Après un premier film sur l’histoire de Semira Adamu, À l’usage des vivants, la réalisatrice et monteuse Pauline Fonsny s’est tournée vers Anaïs Carton, documentariste et chargée de projets au CBAI (Centre Bruxellois d’Action Interculturelle) pour poursuivre un travail de recherche sur les centres fermés avec les personnes qui y sont enfermées. « Ce sont des lieux inaccessibles, où pénètrent peu de visiteurs ou de journalistes » explique Anaïs Carton, qui travaille avec plusieurs collectifs en lutte contre ces lieux d’isolement. « Les faire exister par le son avait toute sa cohérence. Rendre audibles ces témoignages précieux, réalisés dans des conditions d’enregistrement compliquées, est un geste politique. »
Cet engagement commun a mené Anaïs et Pauline à travailler ensemble en se tenant volontairement en retrait face aux personnes interrogées : « Notre souhait était de leur laisser toute la place, de créer un cadre qui permette à leur parole d’être entendue le mieux possible, sans toutefois disparaître complètement, pour que notre présence reste palpable » raconte Pauline.
À travers le récit de Souhail, Rabia et Mado se dessinent ainsi trois points de vue complémentaires qui résonnent entre eux : depuis l’intérieur du centre fermé, l’un évoque les violences physiques et psychologiques subies ; depuis l’extérieur, un autre relate l’angoisse du risque quotidien de l’arrestation ; suite à sa « libération », la dernière raconte la peur et l’espoir qui l’habitent. Une complémentarité qui offre un large spectre pour faire entendre leur colère, mais aussi leur grand désir de transmettre leur vécu, pour que d’autres puissent ne pas vivre la même chose.
« On est encore en lien avec Mado et Rabia, on continue à échanger avec eux, ces personnes ont une force incroyable » raconte Pauline Fonsny, pour qui la création artistique est un moyen d’action et de lutte parmi d’autres : « C’est la nécessité politique qui mène à des formes de création, et c’est ça qui me donne la force de tenir. Ça nous donne un peu moins l’impression d’être impuissante face à la situation, ça active des ressorts d’action qui nous soulagent face à la sidération dans laquelle nous place le réel. Mais on continue d’être atterrées face à ce qu’on récolte comme témoignages. » Pour Anaïs Carton non plus, il n’y a pas de distinction entre action militante et artistique : « C’est mon engagement politique qui me mène à créer des choses, ce n’est pas dissociable. La rencontre avec ces personnes me renforce. Les luttes continuent. »
Le cas le plus difficile qu’elles aient eu à relater est celui de Souhail, avec qui Anaïs a eu de nombreux contacts téléphoniques jusqu’à son expulsion : « Il n’a pas été possible de lui rendre visite car il a été détenu au cachot à plusieurs reprises, puis expulsé, mais il faisait preuve d’une vraie détermination à transmettre ce qu’il traversait, pour dénoncer ses conditions de détention. Quand on n’est pas de la famille, les visites sont soumises à l’appréciation des autorités des centres. »
Toutes deux « privilégiées » par leur statut de personnes blanches munies de papiers en règle, Anaïs et Pauline ne cessent de s’interroger sur le rapport de pouvoir inhérent à leur position de réalisatrices : « C’est une question qui se pose beaucoup dans les collectifs, qu’on a nommée et rappelée dès le début des entretiens parce qu’on était dans un lien de confiance avec les personnes que l’on interviewait. Je n’aurais pas pu mener ce projet autrement. Certaines situations peuvent être risquées pour des personnes sans−papiers, on doit en être conscientes » déclare Anaïs Carton. « On s’est beaucoup interrogées sur le rapport de pouvoir existant, qui nous amène à poser le cadre, à monter les paroles reçues. Une position de pouvoir redoublée par notre situation de personnes avec papiers » ajoute Pauline Fonsny.
Dès lors, comment faire pour travailler dans un cadre le plus égalitaire possible, sans faire illusion ? « Il fallait que les personnes interviewées puissent revenir à tout moment sur leur engagement si elles le souhaitaient. Qu’elles n’aient aucune obligation de répondre à quoi que ce soit. Que le consentement soit bien là. Ce n’est pas toujours facile de dire non, nous devions nous mettre à l’écoute du non verbal. »
Avec Mado et Rabia, une relation égalitaire s’est engagée au moyen du salaire : « Nous avions reçu un financement pour ce projet et on a fait le choix de les rémunérer tout comme nous » explique Pauline Fonsny : « Il fallait trouver le moyen de ne pas reproduire les failles du système d’exploitation qu’on dénonce, faire avancer le débat. » Une décision dont Anaïs Carton se réjouit car cela a conduit l’association qui produisait le documentaire à se confronter à ces questions et à conclure que cette question faisait partie de son objet social.
Alors que le documentaire a déjà été diffusé par plusieurs radios, les deux réalisatrices travaillent à leurs prochains projets, dont une exposition photo prévue en mars 2022, comme étape de travail dans le cadre d’un projet de film sur la question des violences de genres et le non−accès aux soins de santé pour les femmes exilées en Belgique. « Il y a beaucoup de cynisme dans le discours de protection des femmes en centre fermé » dénonce Pauline Fonsny.
En Belgique, à Holsbeek, existe depuis 2019 un centre réservé aux femmes, dont des échos négatifs et violents se sont fait entendre après seulement quelques mois : « Les suivis médicaux ne sont pas réalisés, les souffrances et les maladies sont niées, il existe une ambiguïté au niveau des soins car les médecins engagés dans ces centres doivent aussi convaincre ces personnes de rentrer dans leur pays » ajoute Anaïs Carton, qui prépare un livret avec des témoignages de professionnels sur les violences sexuelles, reproductives et de non−accès aux soins de santé...
Entretien mené par Aliénor Debrocq
Pour aller plus loin
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