Lumière sur Karine Birgé, Prix Commun Scam x SACD 2023
« Bon voyage utilise les voies de l’imaginaire pour mieux raconter le réel. Une œuvre dans laquelle tout le talent de cette artiste singulière se cristallise. Un bijou rare et précieux. ». Karine Birgé a reçu le Prix commun Scam x SACD : découvrez à cette occasion l'éloge écrit pour elle par le Comité ainsi qu'un entretien passionnant avec elle mené par Cécile Berthaud.
L'éloge du Comité
Karine Birgé multiplie les talents.
Elle est connue pour ses spectacles de théâtre d’objets qu’elle crée avec sa complice Marie Delhaye au sein de la Compagnie des Karyatides.
Quand le monde tient sur une table, c’est aux Karyatides qu’on le doit. De Madame Bovary à Frankenstein en passant par Carmen et Les Misérables, Karine Birgé et Marie Delhaye revisitent les grands mythes et romans qui ont nourri notre imaginaire collectif… et les enfants qui sommeillent en nous ouvrent les yeux sur cette table où, par l’évocation et la métaphore, un monde s’anime. Il est visuel et poétique, d’ombre et de lumière, musical et organique. Le petit théâtre des Karyatides déplie pour nos sens en alerte - et quel que soit notre âge - les plus grands horizons. C’est sur cette table, où tout devient féérie, que s’écrivent les belles pages du théâtre d’objet.
Karine est également autrice de documentaires.
Dans le dernier, Bon voyage, elle se plaît à entremêler les genres et convoque ses complices de toujours, les poupées, les petits personnages, les objets, pour nous livrer le récit de la fin de vie de sa grand-mère. Telle une conteuse, elle raconte et permet aux spectateurs et aux spectatrices de se faire leur propre chemin, de mener leur propre réflexion sur ce sujet sensible.
La Scam et la SACD s’unissent dans ce prix qui salue une autrice multiforme, Karine Birgé, et sa complice Marie Delhaye.
Isabelle Rey, membre du Comité belge de la Scam & Emmanuel Texeraud, membre du Comité belge de la SACD
Karine Birgé louvoie en meute
Elle navigue sur les eaux cascadantes du théâtre d’objet et rugissantes du cinéma documentaire, au sein d’un équipage marqué par la fidélité et l’émulation.
« Il y a des gens qui aiment changer à chaque fois de partenaires avec qui travailler. Moi pas du tout. Mon travail de théâtre, ce n'est jamais sans Marie [Delhaye, ndlr]. On écrit ensemble, on a créé la compagnie Karyatides, on la porte ensemble. On est très fidèles. L’une à l’autre, mais aussi à tous·tes les autres collaborateur·ice·s d’un spectacle : son, scénographie, lumière, dramaturgie, mise en scène, illustration, production, etc. On n’est pas un collectif, mais une petite meute. Tout ce monde-là participe aux créations, à ce que ça sédimente, à ce que ça prenne forme. Ces collaborations se font en théâtre et aussi en cinéma. Vraiment, je ne travaille pas seule. Je suis contente de recevoir ce prix Scam x SACD, et pour moi il inclut toute la meute », souligne Karine Birgé, déjà récompensée un peu plus tôt dans l’année, au Fipadoc pour son dernier documentaire Bon voyage.
Le pouvoir des flibustières
Le théâtre d’objet et le cinéma documentaire sont arrivés dans sa vie simultanément, au moment où elle était sur le point de tout arrêter après des études au Conservatoire de Liège. Le même mois, elle fait deux rencontres décisives. Agnès Limbos, avec laquelle elle découvre, émerveillée, le théâtre d’objet et Bénédicte Liénard, avec laquelle elle découvre, sidérée, le documentaire caméra au poing. « J’ai beaucoup appris de ces deux volcans. Je garde d’elles des savoirs et des façons de faire que j’utilise encore aujourd’hui, pointe-t-elle. Et c’est une troisième femme, Paola Stévenne, qui m’a dit : ‘Vas-y fonce, prend une caméra’. Et en me disant ça, elle me soufflait ‘tu peux le faire’. »
Vient aussi, cruciale, la mise en cheville avec Marie Delhaye. Elle se fait en 2005, lors d’un stage chez Agnès Limbos. Très différentes et très complémentaires, elles développent immédiatement un goût pour l’objet et créent un premier spectacle, sans paroles, Le Destin. Suivront Madame Bovary, Carmen, Les Misérables (650 représentations, multiprimé), Frankenstein (créé à La Monnaie). La devise de leur compagnie est « Révisez vos classiques »… Leur dernier spectacle, Les géants est tout rabelaisien et le prochain sera Crime et Châtiment. « Avec le théâtre d’objet, on s’affranchit du choix d’un metteur en scène, on s’auto-distribue les rôles, on peut jouer des mecs. Et on peut raconter de grandes histoires avec de petites choses, on peut construire beaucoup en évoquant, par images, en créant des tableaux. En fait, le théâtre d’objet a quelque chose de cinématographique, mais en plus rustique », décrypte Karine Birgé.
L’art d’avancer en zigzags
Et puis, derrière les objets, les figurines, les éléments à manipuler, Karine Birgé se sent bien plus à l’aise, un peu « cachée », elle pour qui il est difficile d’être « seule » sur scène. D’ailleurs, ce qui lui a particulièrement plu au Conservatoire de Liège c’était que les étudiants n’apprenaient pas seulement à être interprètes, mais à être aussi créateurs et créatrices. Il leur fallait construire leurs décors, penser leurs lumières, etc. Toute cette mise en écriture, cette mise en narration qu’elle aime depuis toujours. Enfant, elle déguisait son frère (aujourd’hui dramaturge et avec lequel elle travaille beaucoup) pour monter des spectacles avec sa sœur. Plus tard, à la fin du secondaire, elle fait jouer ses copains de classe dans son premier court-métrage.
Elle en garde un goût pour le côté artisanal, « très bricolé » qui est l’un des points communs à ses deux pratiques artistiques. Le cheminement, aussi. « J’avance toujours en entremêlant les projets. J’accumule des bouts de textes, de films, de sons, des images, des lectures, des objets… Ça marche beaucoup par allers-retours, par essais. Le temps de l’écriture est long, explique-t-elle. Pour Bon voyage (un documentaire de 57 minutes sur le choix de l’euthanasie par sa grand-mère de 102 ans), j’ai enregistré la fin de vie de ma grand-mère d’abord pour protéger mon père car ce n’est pas autorisé en France. Mais ce passage de la vie à la mort, c’est bouleversant. Et la manière dont le docteur Sauveur nous a guidé·e·s, accompagné·e·s, c’était magnifique. Alors j’ai voulu travailler dessus. Mais pas en faire du théâtre car une pièce de théâtre, tu dois la répéter mille fois, or je ne peux pas accompagner sa mort indéfiniment », relève-t-elle.
Et, pirouette du destin ou imprégnation de l’histoire familiale, cette grand-mère a dirigé au début du XXème siècle une usine de fabrication de poupées, ces objets par lesquels on s’invente mille vies… Cet épisode de vie est d’ailleurs raconté dans Bon voyage par des figurines. Le documentaire prend alors des allures de cinéma d’objets. Les comparses de théâtre de Karine Birgé jouent ou participent à la construction du film. Entremêlements, encore et toujours. Entre théâtre et docu, entre fiction et réel, entre classiques littéraires et vie intime, entre grandes fresques et objets de récup’. A la croisée des genres, à la croisée des gens, à la croisée des fils narratifs se tissent les liens de la liberté.
Propos recueillis par Cécile Berthaud
Pour aller plus loin
. Découvrir le palmarès complet
· Le site de la compagnie Les Karyatides
· La page du documentaire Bon voyage sur le CVB