Marie-José Viseur par Marc Dugardin
Dans le cadre de l'opération Lisez-vous le belge ? et en collaboration avec les Archives et Musées de la Littérature (AML), nous avons invité des auteur·ices contemporain·es à explorer les archives de deux écrivaines belges oubliées et à nous partager leurs réflexions et inspirations. Pour nourrir leur sujet, nous les avons convié·es à visiter les AML afin d’explorer les documents et en découvrir toute leur singularité (matérialité, odeur, imperfections...).
Pour ce premier portrait, Marc Dugardin nous livre ses impressions suite à sa rencontre avec l'œuvre de l'autrice Marie-José Viseur.
Marie-José Viseur
Marie-José Viseur.
Je dois bien le reconnaître : au départ, lorsqu’on m’invite à me plonger dans ses archives, je ne connais d’elle pas beaucoup plus que son nom. Mais son nom tout de même, et ce n’est pas rien, puisqu’il s’inscrit déjà pour moi dans un fil de transmission : autour du Journal des Poètes, d’abord, revue qu’elle a fréquentée, pour laquelle j’ai travaillé, et qui existe toujours ; des éditions de L’arbre à paroles, ensuite, toujours bien vivantes également, et qui ont publié quelques-uns de ses livres (et des miens).
Mais pourrai-je faire vivre à mon tour ce qui ressortira de ma rencontre avec cette poétesse, avec son œuvre… une rencontre sur la base d’archives poussiéreuses (non, ceci n’est qu’un jeu avec une formule-cliché : en réalité, poussiéreuses, les archives conservées aux AML ne le sont nullement) et à travers ses livres, avec leurs couvertures qui ne peuvent cacher que du temps leur est passé dessus ? N’empêche, ses livres, je les ai trouvés, soigneusement rangés dans la bibliothèque de la Maison de la Poésie de Namur. Un endroit vénérable, mais encore bien vivant, lui aussi.
Reste donc à aller au cœur de cette poésie et à espérer que quelque chose (ne fût-ce que quelques poèmes, quelques vers même) m’y retiennent fortement.
Et voici :
Ma mère avait cette bouche de tendresse
Gourmande de toutes les faims inemployées.
Et j’ai consenti à retarder l’exil.
Aussitôt, pour ces trois vers extraits de Monde aux milles terrasses (Editions de la Grisière, 1971), ce fut le coup de cœur ! Comme je l’attends du poème, un choc venu de ce qui, dans un premier temps du moins, ne s’explique pas. Ne demande pas d’explication.
D’où vient que l’on puisse se sentir à ce point concerné par quelques vers ? Me remonte en mémoire une réponse proposée, il y a bien des années, par un poète et psychanalyste, lors d’un exposé au Théâtre Poème (encore un lieu qui continue à vivre, même si, devenu Maison Poème, il a légèrement modifié son nom). Si un poème, suggérait ce conférencier, nous requiert à un tel point, toutes affaires cessantes, pourrait-on dire, c’est qu’il vient toucher en nous une part secrète, une part enfouie, à côté de laquelle les mots de tous les jours passent sans s’y attarder. Et voici que les mots d’un poète, d’une poétesse, s’approchent de ce point essentiel, le frôlent, sans pouvoir tout en dire néanmoins, sans pouvoir non plus – ni vouloir – le soustraire totalement au silence.
Après coup (après coup, j’insiste), le mystère d’une telle émotion (= ce qui met en mouvement) peut certes s’éclairer un peu. Pour moi, ce serait certainement du côté de la mère, ce thème insistant. Mais, précisément, ces trois vers sont venus me chercher ailleurs que, simplement, dans un thème. Ou l’élargissant et le troublant à la fois, me laissant étonné, peut-être même bouleversé.
Et pour l’auteure, en va-t-il de même ? C’est là que cela devient plus passionnant encore. Car voici ce qu’a écrit Marie-José Viseur dans une lettre adressée à Marie Gevers (qui l’a beaucoup soutenue et encouragée) :
Je trouve à écrire, après un long silence littéraire, une vraie allégresse, un soulèvement de moi.
Un soulèvement de moi, quelle belle et significative expression ! Je vais y revenir.
Mais je veux m’attarder d’abord sur cette remarque, placée entre deux virgules : après un long silence littéraire. Elle ne m’a pas surpris, puisque j’avais appris, dans la biographie de Marie-José Viseur, que, durant près de 30 ans (sic), elle avait interrompu son travail d’écriture : C’est dur, écrit-elle, toujours à Marie Gevers, de se remettre en selle après le repos forcé de tant d’années passées à faire, de mes garçons, des hommes. Et dans une autre lettre, à Franz Hellens cette fois, elle parle de ce retour à l’écriture en précisant maintenant qu’elle est rendue à la liberté.
On ne peut que songer – plusieurs générations nous séparant de l’auteure (elle était née en 1915, c’est la génération de mes parents) - aux réflexions actuelles autour de l’invisibilisation des femmes, sacrifiées à leur rôle d’épouse et de mère. Et dieu sait s’il y en eut, en effet, des femmes maintenues dans l’ombre, artistes, écrivaines, chercheuses scientifiques ! Des méconnues, des oubliées.
Mais rien ne me permet d’aller plus loin à ce sujet. Je ne sais, de cette part intime de la vie de Marie-José Viseur, que ce qu’elle en a laissé entendre. Avec le voile d’un secret qui lui appartient. Ce qui est sûr, c’est qu’elle évoque, plus d’une fois, la solitude terrible qu’elle a ressentie, une fois que ses enfants ont quitté la maison familiale. Et que l’écriture s’est imposée, précisément, pour l’aider à surmonter cette détresse.
J’en reviens à ce mot : soulèvement. Oui, il me semble qu’il s’agit bien de cela, dans l’écriture du poème – et dans sa réception – d’une poussée, d’une force, d’un élan, plus fort que soi. Qui peut venir de loin, et nous emporter, loin.
Certes (et même si Marie-José Viseur cite quelque part, comme une référence pour elle, les vers de Musset selon lesquels les plus désespérés sont les chants les plus beaux), un poème peut nous ébranler – ou nous séduire - pour une autre raison que sa gravité, ou son caractère forcément tragique.
Mais pour ma part, enclin sans doute à une certaine gravité, je reste attaché à cette déclaration de Pierre Seghers, dans l’introduction à son célèbre Livre d’or de la poésie française (un incontournable pour ma génération), et je ressens encore le frisson qui me parcourait en recevant ses paroles : Si la poésie ne vous aide pas à vivre, faites autre chose. Il m’a bien eu, Pierre Seghers, en provoquant ce frisson dans mon adolescence !
Et j’ose, pour terminer, un autre rapprochement encore (et le rappel d’un autre frisson, plus tardif dans mon existence). Avec ces mots de François Jacqmin, tellement étonnants dans sa bouche, tellement opposés, de son propre aveu, à ce qu’il n’avait cessé de dire à propos de la poésie en général, et de la sienne en particulier. Il les a prononcés à la fin des conférences qu’il a données à l’UCL, en 1991, dans le cadre de la Chaire de poétique :
Il y aura toujours ce moment, terrible, dans l’existence où, se trouvant le dos au mur et n’ayant plus de recours à rien, il y aura encore, pour certains, un poème, un fragment de vers, pensé par un homme traqué par le destin. Et ce vers sera consolateur. En d’autres termes, la poésie sera consolation ou rien !
Consolation.
Le mot peut étonner, déranger (Henry Bauchau m’avait écrit, dans une lettre, son admiration pour François Jacqmin, son désaccord avec ce mot).
Ce n’est pas grave.
D’autant que Jacqmin a la modestie, et la sagesse, de préciser pour certains, de ne pas prétendre que ce qu’il affirme est valable pour le monde entier.
J’aime à penser que ce mot, consolation, pourrait être reçu par Marie-José Viseur.
Soulever son moi.
Ayant suivi, de nous à elle, le fil d’une transmission à rebours.
Marc Dugardin, 20 octobre 2024
à propos de Marie-José Viseur
L'autrice
Marie-José Viseur née à Jumet, en Hainaut, le 10 février 1915 est une poétesse belge, encouragée dans son parcours littéraire par la romancière belge Marie Gevers. Sa carrière s'articule en deux temps : avant la Seconde Guerre mondiale, elle publie deux recueils de poésie, collabore avec diverses revues, et met ensuite l'écriture de côté pour se consacrer à l'éducation de ses trois enfants. Ce n'est qu'après 1969 qu'elle reprend la plume et publie quelques recueils majeurs, parmis lesquels Monde aux mille terrasses (1971). Avec son mari, le poète et essayiste Gustave Viseur, elle fréquente les milieux littéraires et entretient de nombreuses correspondances avec les auteur·ices de l’époque. En 1973, les éditions Millas-Martin, à Paris, publient son unique roman : La mort de Séverine. Décédée en 1999, elle était membre de l'Association des Écrivains Belges et de l'Association Royale des Écrivains wallons.
Son fonds d'archives est conservé aux AML. Il contient une riche collection de documents, incluant manuscrits, correspondances et coupures de presse. Ces matériaux offrent un précieux aperçu sur son travail.
Merci à Christophe Meurée et Tanguy Habrand des AML pour leur précisieuse collaboration !