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Pleins feux sur Dominique Loreau, Prix Scam du Parcours Documentaire 2022

samedi 22 avril 2023

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"Film après film, son cinéma s’est dépouillé de tous les oripeaux formels pour emprunter avec calme et sérénité les chemins d’une radicalité précise, organique, sensible" : quelques mots pour commencer à décrire le travail de Dominique Loreau, qui reçoit le Prix Scam du parcours Documentaire 2022. Découvrez à cette occasion l'éloge écrit pour elle par le Comité ainsi qu'un entretien passionnant avec la cinéaste. 


L'éloge du Comité

Autrice de fictions documentées, de documentaires fictionnées, de romans et de poésies, Dominique Loreau brouille depuis trente ans les pistes de la création.

Film après film, son cinéma s’est dépouillé de tous les oripeaux formels pour emprunter avec calme et sérénité les chemins d’une radicalité précise, organique, sensible. Marchant en quête de traces laissées par d’autres, s’arrêtant de temps en temps comme le ferait un promeneur curieux pour admirer la course d’un crabe ou le vol réfractaire d’un étourneau, son cinéma tente de regarder justement le monde et nous propose de nous rendre à nous-mêmes, simples êtres vivants au milieu des vivants.

Dans ces documentaires récents que sont Dans le regard d’une bête et Une si longue marche, elle y aborde la question animale en inversant les rôles. Nous qui avons toujours porté un regard sur les « bêtes », ce sont elles qui tout à coup nous observent. Et force est de constater notre incapacité à comprendre leur dessein. Inconfort qui nous éjecte tout à coup du centre des choses où nous étions si bien installés pour nous forcer à nous interroger sur notre place dans le monde. Mais grâce à la poésie des images, grâce à l’humour aussi de certaines situations, cette opération se fait sans heurt, sans douleur, presque sans en avoir l’air. Le sentiment infuse, envahit notre regard et avec la plus grande délicatesse, nous nous trouvons plus riches. Tout simplement nourris.

Dominique a été saluée partout : à Berlin, San Francisco, Rotterdam, Montréal ou Paris. À notre tour, humblement de lui dire : « Merci… »

 

Jérôme Laffont, membre du Comité belge de la Scam


Dominique Loreau : une cinéaste hybride

Depuis Les Noms n’habitent nulle part jusqu’au récent Une si longue marche en passant par Les Fleurs du Malt ou Divine Carcasse, Dominique Loreau a toujours fait un cinéma hybride, où se mêlent documentaire et fiction. Lauréate du Prix documentaire de la Scam pour l’ensemble de son œuvre, c’est l’occasion de revisiter son parcours de réalisatrice, en dialogue constant avec l’autre, le réel… Bref, la vie, dans toute sa complexe simplicité.

« Je suis contente et touchée de ce prix de la Scam, parce que j'ai l'impression qu'enfin mon travail est reconnu. J'ai toujours été un peu marginale, car je fais un cinéma hybride : ni totalement fictions, ni totalement documentaires, mes films ne rentrent jamais dans aucune case. C’est compliqué parfois pour les financements et la diffusion –, mais surtout en termes de sélection en festivals. J'ai essayé pourtant : j'ai débuté par trois courts-métrages de fiction pure. Mais ensuite j'ai commencé à travailler en Afrique, et je n’avais pas envie d’imposer une vision et un scénario à des gens que je ne connaissais pas. Je voulais qu'on invente ensemble. C'est la façon de travailler qui me correspond le mieux. Plutôt que de plaquer ma vision sur le réel, qui de toute façon, nous échappe toujours... »


Inventer ensemble, à mi-chemin entre le réel et l’imaginaire, avec un rapport filmeur-filmé égalitaire : voilà comment, depuis les années 90, Dominique Loreau construit sa vision et son cinéma. Un cinéma infusé aussi d’éléments philosophiques voire sociologiques – mais aussi, toujours, avec un côté ludique. Parallèlement elle a publié plusieurs recueils de nouvelles, ainsi que des récits et articles de presse.

« À la base, je voulais devenir peintre. En même temps je racontais des histoires. Le cinéma m'est apparu comme quelque chose d'esthétique, de plastique, qui pouvait relier les deux. Je suis passée par le montage, pour comprendre le langage du cinéma. Puis par la philosophie, pour comprendre le monde, et comment le changer. L'anthropologie m'intéressait beaucoup aussi. J’ai commencé par la fiction, puis je me suis intéressée au cinéma du réel, à Jean Rouch

Le sujet d'un film vient souvent d'une rencontre : des gens, une culture… Je me questionne sur pourquoi ça m'intéresse, ce qui m'intéresse de développer, les questionnements que ça me pose… »

En 1994, son premier long métrage Les Noms n’habitent nulle part suit le parcours d’un Griot sénégalais, entre Bruxelles et Dakar. Quelques années plus tard, dans Divine Carcasse tourné au Bénin, elle suit l’itinéraire chaotique d’une Peugeot 403 et de ceux qui la font rouler, entre récits inventés, observations ethnographiques et contes africains : « On a inventé les scènes avec les locaux : dans le village où la voiture finit par atterrir, elle a été acceptée par les habitants et elle est restée, ce n’était pas dans le scénario, c’est né d’une collaboration. On composait souvent aussi avec des paramètres imposés : par exemple, on me disait "Oui on peut faire telle chose, mais il faut faire des sacrifices et attendre que le vent tourne" Alors parfois on attendait des heures que le vent change de direction, ou que le soleil aille ailleurs (rire). » Dans Les Fleurs du Malt, la cinéaste explore l’univers de la bière, de sa fabrication à sa consommation, de son aspect physique à son rôle social. « Ensuite dans Au gré du temps le questionnement est autour du rapport au temps et à l'art – qui est aussi une manière de figer le temps... » Le rapport aux animaux est ensuite au centre de son filmDans le regard d’une bête (2012).


Sorti en 2022, son dernier opus, Une si longue marche, est l’occasion pour la Cinematek d’organiser une rétrospective de son œuvre. Prolongeant la question du rapport au vivant et aux animaux, le film a pour héros … des crabes chinois. Nés dans la Mer du Nord, ceux-ci remontent les rivières de Flandre avant de redescendre vers la mer, pour s’y reproduire et mourir. On retrouve les notions d’apport mutuel et la relation d’égalité avec le sujet – qu’il soit un être humain, une voiture, ou un crabe.

« Les crabes ont beaucoup changé au cours du tournage : ils avaient moins peur de nous à la fin qu'au début, ils nous reconnaissaient. Je ne m'y attendais pas – mais au fond si on y réfléchit c'est logique. Le crabe est un animal intelligent, plein de sensibilité... D'ailleurs sans ça, il ne survivrait pas. Ce n'est pas que de l'instinct. Ils avaient tous des caractères différents – surtout les gros. Certains étaient même bons comédiens (rire). Par exemple, le crabe qu’on voit pris dans la tempête à la fin, celui-là, c'était la star du film ! Parfois il venait sur les bottes du caméraman… »


À propos de son processus d’écriture, infusé des expériences vécues et observées, Dominique Loreau explique sa façon de laisser entrer le réel dans ses réalisations : « Je me renseigne énormément en amont : je fais des repérages, je vois les gens, les lieux, je pose beaucoup de questions cherche ce que ça m'évoque, le rapport entre lieu et personnages… Et petit à petit, des choses naissent. Si des personnes jouent leur propre rôle dans le film, je leur demande si telle scène colle avec leur histoire, ou on reproduit quelque chose qu’elles ont raconté. Une ligne de conduite s'élabore ainsi, mais elle n’est jamais figée. Et puis au montage, tout est rebattu tout le temps... »


Étudiante dans les années 70, le parcours de la cinéaste a aussi été modelé malgré elle par le milieu quasi-exclusivement masculin du cinéma à cette époque-là : « Je suis rentrée à l’INSAS à 17 ans, et on m’a clairement fait sentir que je n'avais pas ma place. C’était d’une misogynie terrible, tant du côté des profs, plutôt libidineux et condescendants, que des étudiants, qui étaient dans un rapport de compétition. Pourtant à la base je venais d'une école mixte, j’ai deux frères, je sais gérer – mais là, c'était violent. J’avais l’impression de ne rien apprendre. André Delvaux m'aimait bien, il trouvait que j'avais beaucoup d'imagination : les étudiants me disaient "L'imagination c'est petit-bourgeois, ça n’a aucun intérêt, de toute façon tu es entrée à cause de tes fesses". Pour pouvoir réaliser, il fallait être une espèce de général en chef, avoir les "qualités" de pouvoir que ça implique, savoir diriger une équipe… C'était un peu comme à l'armée en fait, il n’y avait aucune place pour la sensibilité. Le paradoxe, c’est que je n'avais pas l'impression d'être spécialement une femme : même si je savais que je l’étais biologiquement, l'image qu'on me renvoyait d'une femme ne me correspondait pas. Du coup c’est ce qui m’a donné la force de me dire que j’avais le droit de continuer le cinéma – et tant pis pour eux (rire). »

Propos recueillis par Elli Mastorou


Pour aller plus loin

. Visiter le site de Dominique Loreau

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