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Lumière sur Dominique Goblet, prix Scam du Parcours Texte et Image 2023

mardi 21 mai 2024

dominiqueG-bandeau

« Son imaginaire luxuriant souffle le chaud et le glacé, le sublime du sublime et la bouffonnerie, le nectar de la douceur et la rugosité la plus âpre. Lire Goblet vous retourne les sens. » : quelques mots pour commencer à décrire le travail de Dominique Goblet, qui reçoit le Prix Scam du parcours Texte et Image 2023. Découvrez à cette occasion l'éloge écrit pour elle par le Comité ainsi qu'un entretien passionnant avec elle. 

L'éloge du Comité

Quel parcours, ce parcours! Elle est dessinatrice, autrice de bandes dessinées expérimentales, plasticienne, mais aussi enseignante à l'ERG et accompagnatrice du travail d'autres artistes. La bienvenue dans les univers troublants de Dominique Goblet! Ses scenarii s'équilibrent entre éléments rationnels et irrationnels. Ici tout est vrai et faux, tout est récit tendance autobiographie chassée-croisée de fiction.

DominiqueG-CitationQu'est-ce qu'on aime ses majorettes, ses catcheurs, sa femme à barbe bleue, ses paysages de Flandres! Son écriture graphique puissante se réinvente grâce à son expérimentation des techniques, s'enrichit grâce aux collaborations qu'elle initie avec des artistes tels que Dominique Théate ou Kai Pfeiffer. Son parcours est international et passe aussi par Bâle où le Cartoonmuseum lui consacre une première grande exposition rétrospective jusqu'à fin mai 2024.

Dominique Goblet, c'est une oeuvre architecturée dans des matériaux subtils dont elle seule a le secret, ses images s'incrustent dans votre imaginaire et suscitent les rêves les plus incongrus. La cavalcade artistique de Dominique, c'est une oeuvre majeure et majorette et majuscule.

Viva Dominique Goblet! 

Isabelle Wéry, membre du Comité belge

Dominique Goblet : « C’est fascinant d’ouvrir les frontières du genre »

De retour de Bâle, où elle exposait au Cartoonmuseum, Dominique Goblet semble ne jamais s’arrêter : alors que vient de paraître sa bande dessinée Le jardin des candidats, seconde collaboration avec Kai Pfeiffer aux éditions du Frémok, elle s’apprête à participer à la grande exposition collective consacrée à la bande dessinée au Centre Georges Pompidou, dès le 29 mai (La BD à tous les étages). Entretien avec celle qui continue d’échapper aux catégories, déclinant avec audace image et texte en livres et en espaces…
AD : Que représente pour vous ce prix « texte et image » décerné par la SCAM ?

DG : C’est une reconnaissance qui aide à pouvoir rester dans un positionnement engagé et audacieux. Quand ça arrive après un vrai parcours de travail, ça donne du sens à la recherche, ainsi qu’une sorte de légitimité intéressante. J’ai toujours refusé l’argent comme moteur de mon travail artistique et j’ai longtemps dû vivre dans la débrouille, en privilégiant les boulots alimentaires pour garder un espace de création très ouvert. Avoir l’occasion d’exposer dans une structure comme un musée, ou recevoir un prix, c’est réconfortant et ça consolide les bases : ça montre que le travail, toujours positionné comme une recherche, est compris et reconnu, qu’il peut toucher un plus large public. J’ai choisi l’illustration à une époque où ma construction artistique était encore assez floue. Je savais que je voulais dessiner, mais un monde nouveau s’est ouvert à moi quand je suis entrée à Saint-Luc : j’y ai découvert les rapports entre texte et image, ce qui me permettait d’avoir un pied dans la création plastique et de pouvoir raconter des histoires. J’ai toujours considéré le texte comme assumé et visible, et joué avec les formes qu’il peut prendre... Avec le temps, une inversion progressive s’est opérée, et raconter a pris davantage d’importance : le dessin est devenu écriture et l’écriture, dessin, car comprise dans l’image. 

AD : Vos influences vont puiser hors du champ de la bande dessinée, pourquoi ?

DG : Je suis méfiante face au rapport de fascination qu’on peut entretenir avec nos pairs. Si on tombe dans ce chant des sirènes, il est difficile d’en ressortir, et rien n’est plus démodable que l’air du temps. Il y a des codes très séduisants dans la BD actuelle, mais qui deviennent une ligne imposée à laquelle il est difficile d’échapper. Comment offrir des formes personnelles, agrandir son vocabulaire graphique et narratif, si on prend pour nous un vocabulaire qui appartient à une certaine tendance ? Je suis consciente des enjeux de la BD d’aujourd’hui, j’en lis, mais j’essaie d’y rester un peu sourde et d’aller chercher mes fascinations dans un champ extérieur pour que l’univers que je continue à ouvrir ne réponde pas à ces codes de l’air du temps. Même en tant que pédagogue, j’ai tendance à pousser les étudiant·e·s à ne pas avoir un style défini et à rester vigilant·e·s. C’est fascinant d’ouvrir les frontières du genre.

AD : Avec Ostende, paru en 2021, vous avez entamé le premier volet de la trilogie Derrière : quelle en sera la suite ?

DG : Pour chaque livre, j’imagine un protocole, une règle du jeu qui me sert de déclencheur. En temps de Covid, j’ai voulu travailler le paysage – ce qui nous manquait le plus – en relation avec l’interdiction de se rapprocher entre humains : créer une relation entre paysage et érotisme. Mais les personnages d’Irène et de la majorette sont apparus, alors j’ai essayé d’écrire autour d’elles. Irène est comme une projection de moi en pleine séparation amoureuse ; la majorette, comme le double victorieux, celle qui devient la cheffe d’orchestre de sa propre vie, dans sa puissance assumée. Le deuxième volet de Derrière, Les forêts sombres, remettra en scène ce personnage de la majorette : elle appelle les femmes de 50 ans et + à la rejoindre au son du tambour, à vivre leur puissance, à se montrer. Je voudrais faire bouger les lignes par rapport à ce que les femmes doivent traverser quand elles prennent de l’âge. La perte de séduction qu’elles subissent, contrairement aux hommes. On doit arrêter de se cacher, il faut se montrer collectivement. Je me suis beaucoup penchée sur ces questions d’eugénisme : pour être beau, on doit avoir l’air jeune, rester jeune – c’est un paradoxe inatteignable ! Un diktat qui sert seulement à nous mettre en dépression parce qu’on perd, quoi qu’on fasse ! Est-ce que ça concerne aussi les hommes ? Pas de la même manière : ils sont soumis à une injonction de puissance, pas de beauté, tandis que chez les femmes, la puissance est vue comme menaçante… J’ai progressivement entamé un travail collectif où j’invite des femmes de 50 ans et + à partir en randonnée avec moi pour les filmer nues, en forêt. Avec ce projet des Baladeuses, je cherche à créer une connexion entre générations pour offrir une perspective aux femmes plus jeunes. Pour moi, la beauté c’est justement la puissance et l’histoire de ces femmes, ce qu’elles racontent par leur corps. C’est un projet qui va s’inscrire dans un temps long, sur plusieurs années...

AD : Vous revendiquez justement le temps long de la création comme un choix politique ?

DG : Le temps est le facteur le plus important pour faire un travail sans concessions. Créer en étant désinhibé, c’est avoir le droit de rater. Sous pression, ce n’est pas possible. C’est donc une prise de position politique, un positionnement assumé : j’ai toujours voulu que le temps ne soit pas un impératif économique. Je voulais rester souveraine par rapport à l’idée de création expérimentale. Se placer dans la disponibilité nécessaire à la recherche nécessite du temps gratuit pour tester des trucs qui ratent ou ne débouchent sur rien de concret – comme à l’école. J’ai toujours cherché à maintenir cette forme juvénile de création. Pour moi, la forme finie n’est que la partie visible de l’iceberg : le temps « laboratoire » représente 70% du travail.

AD : Vous enseignez à l’ERG et à Saint-Luc mais aussi, depuis peu, aux Arts Décoratifs à Paris : qu’est-ce que cette activité pédagogique vous apporte ?

DG : Transmettre, c’est aussi réfléchir aux formes narratives, leur histoire et leur actualité, et, par extension, c’est une autre manière de penser son propre travail et de le remettre en question. Cela crée une boucle dans la réflexion sur la création. Je trouve intéressant d’être bousculée par d’autres manières de réfléchir le médium : les jeunes générations sont connectées à d’autres techniques de reproduction, de dessin, aux outils digitaux. Je ne peux pas les critiquer techniquement mais je peux poser une analyse qui va au-delà. Être au cœur même de ces bouleversements pousse à rester humble face à sa propre création. C’est une mise en danger que je trouve stimulante. Il faut avoir cette propension à accepter cet état déstabilisant et inquiétant, en tirer un certain plaisir. C’est de là que nait l’invention créative. On ne peut plus envisager la création à l’ancienne, la vision de l’artiste seul·e dans son atelier : aujourd’hui on crée en réseau, en chaîne, on est connecté·e aux autres par des collaborations, des workshops, on est en lien permanent avec les pairs, les éditeur·ice·s, les libraires, les bibliothèques, les lecteur·ice·s. Cette dynamique collaborative est aussi une manière de repenser le monde de façon moins égocentrée. Dans une école comme l’ERG, on a la chance de confronter l’art et la créativité à une implication politique au sens large : c’est extraordinaire ! 

Propos recueillis par Aliénor Debrocq

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