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Mel Moya « Je crois que ce qui me tient en vie, au plus profond, c’est le souffle sur la page »

Jeudi 16 Janvier 2025

L'autrice Mel Moya nous invite à découvrir son univers et son rapport intime aux mots à travers deux textes : l’un poétique, l’autre plus personnel. Ces écrits explorent ce que la création littéraire représente pour elle, à travers son parcours et ses réflexions.

Ces textes s’inscrivent dans le prolongement de la table ronde de ce lundi 13 janvier, organisée lors de la remise des Prix littéraires Grenades x Scam, autour des thèmes de la parité et de la diversité, et des questions : « Qui écrit, et quoi ? Qui lit quoi, et pourquoi ? ».

En poésie 

« Cardiogramme haute fréquence,
Le mouvement de la main,
Sur l’immaculée cellulose,
Battement d’encre,
Redonner souffle au poème,

Chaque rature dessine une nouvelle mort,
Respecter l’imaginaire,
Des lettres qui représentent une voix,
Dans un ordre distinct,

Attention,
Ne pas s’attirer les foudres,
La désinvolture,
Le hors champ,
Du vivre ardemment,
Du brûler,
Du sabotage,
De l’insurrection,

Comprendre au mieux,
Ce qui caresse,
L’idée du rythme du poignet,

Parfois,
Peu de chose,

Debout,
Au bord,
Se tenir en vie,
Ça ne tient souvent à rien,

Partition grattée sous la terre,
Joyau de rudesse,
Lointaine gangrène,
Absence de convalescence,

Le mot,
L’escalier
L’issue
Bas-ventre,

Mélange de murmure,
Intime,
Chair,
Humidité,
Mérule pleureuse,
Déterrer le squelette,
Colonne,
Déformation,
Tridimensionnelle,
Vie en slalom,
Décodeur,
Insuffler le vivant,
Respirer,
Rassembler les récits,
Se rendre justice,

Strié, tissé, granulation,
Jolies cicatrices,

Mater dans le chaos,
Chasser la stupeur,
À coup de colt,
Bras portant,

Ascension,

Écrire, qui peut,
Comme renaissance,
Sur le pavé,
Écrire, qui peut,
Comme résidence,

Seuls les yeux croient,
Les nôtres,

Cœurs,
Détonation,
Premières lignes,
En lettre,
Déterrer nos macchabées,

Peu importe la marée
Peu importe le courant,
Partition de la pensée,
Du mouvement,
Liant invisible,

Nous sommes,
Maison,
Forteresse,
Histoire,
Matrimoine,
Nous,
Pont-levis de l’esprit,
Du geste,
Ensemble,
Écrira, qui pourra,
Et,
Sous quel ciel? »

Mel Moya et son rapport à l'écrit

Le foyer familial dans lequel j’ai grandi, avec mes deux frères cadets, n’a jamais connu de bibliothèque dans le salon. Le livre était un objet-aliène, sous-représenté, pour ne pas dire absent à exception faite, parfois, d’une collection de A à Z pour cuisiner à la française. Je me souviens du dédain de mon père quand je choisissais un livre à trois francs six sous, plutôt qu’un jouet inutile, qui me satisferait sur le moment, pour finir cassé et à la poubelle.

Nos parents ne lisaient pas. Ça ne faisait pas partie de leur paysage familial de parents analphabètes. Lignée de paysan·nes, de bonnes aux manches retroussées et de mineurs, le mot « éducation », dans ces familles, n’a pas la même définition que dans un manuel officiel. Pour mon père, on devait éduquer ses enfants, comme on les élève. Celleux qui se donnaient de grands airs pouvaient lire tout ce qu’iels voulaient, ça ne leur apporterait pas une maison rangée, le respect, la loyauté et la grâce. Cela déplace le curseur des familles d’immigré·es sur ce qui est urgent, comme répondre à des critères d’intégration, le mode survie activé. Dans ce foyer populaire et prolétaire, les temps libres sont consacrés aux diverses visites familiales, aux longs apéros, aux repas…

Je pense être la parfaite caricature de l’enfant qui cherche à s’émanciper, à rompre le schéma, à foncer tête baissée. Se faire justice, rendre justice, se rendre justice. Dans un grand paradoxe : collectionner une série de livres sans jamais les lire. Tantôt volés, tantôt achetés d’occasion, vous savez, les livres dont les bibliothèques se débarrassent, tant les propos sont révolus, pour ne pas dire inappropriés, racistes et coloniaux… Ils étaient là, les livres, posés sur la petite tête de lit, étagère de fortune pour qui peut rêvasser. Je devais me donner l’air intelligent des gens qui lisent, comme dans les films.

Je me souviens de l’encyclopédie des maladies infantiles, de grandes photographies de corps d’enfants malades, à tous stades, des définitions, des symptômes, des traitements, le mot pénicilline sur presque toutes les pages. Je me disais que comme j’y étais allergique, il ne fallait pas que je tombe malade… Drôle de lecture, lorsqu’on a que 7 ans.

J’ignorais, et je pense l’avoir fait durant un bon moment, que la lecture avait une portée politique. Je ne comprenais pas le sens du politique, ce que cela signifiait, comment l’écriture et la lecture résistaient à l’ignorance et aux préjugés. L’épiphanie, lorsque que je compris que les mots étaient de puissantes armes, et qu’il fallait réussir à cogner l’histoire sur le papier. Reconnaitre sa voix comme légitime, capable de penser. 

Petite fille, ma mère, me racontait des histoires qu’elle inventait. C’est important de le dire comme ça : elle ne lisait pas. Je crois que pour conserver l’image loyale de ce qu’est une bonne mère dans son esprit, elle devait tenir le souffle de sa narration créative, où elle serait plus proche du réel que de la lecture, car le français n’est pas sa langue de lait.

J’ai mis énormément de temps à le comprendre. Je devais être adolescente. Ma mère m’a appris l’humilité et la patience. Je me le dis encore aujourd’hui quand je l’observe, secrètement, en pleine lecture. 

J’ai repris la lecture là où elle n’avait jamais commencé, le jour où je me suis autorisée le livre de Maryse Condé (Le fabuleux et triste destin d'Ivan et d'Ivana). C’était finalement possible de lire. Je veux dire, lire pour soi. L’écriture a toujours fait partie de ma vie. Depuis que mes doigts font des mouvements sur le carreau, enfant, je peux déjà dire que j’écrivais…

Les plus lointains souvenirs sont ceux devant l’ordinateur, incapable d’autres choses qu’une partie de solitaire et une page à dactylographier. Le temps des disquettes. J’écrivais, de la poésie, je pense, des histoires c’est certain. Une fois le texte terminé, je lisais à qui voulait entendre, les tantes, les oncles de passage pour l’apéro dominical.

Touxtes disaient la même chose, que j’étais douée, pleine de talent pour raconter. Ce genre de moment où je percevais un peu de fierté dans les yeux de mon père. Par contre, plus tard, il me fallait un « vrai » métier, avec les mains, parce que les poètes·ses, vous savez…

Je suis arrivée en littérature, avec la chance d’avoir carte blanche. Un véritable cadeau de mon éditrice, Mélanie Godin. Le livre, symbolique de l’ordre du sacré, comme processus interne, in corpore, qui jaillit pour faire œuvre. Écrire, dans la trentaine comme on pourrait rendre grâce, une façon très personnelle de réparer, d’avancer sur le chemin de l’intime, du céleste.

Je n’ai jamais eu d’attente. Je crois que ce qui me tient en vie, au plus profond, c’est le souffle sur la page, une fois que c’était écrit, c’était dit. Ça existe.

Catharsis, prémisse de poésie ouvrière et sociale, je me suis toujours accrochée à ce que mes yeux préservaient une fois fermés. Milliers de petits points scintillants, sillons, dessinants sur les paupières une histoire. Laisser venir, ne rien attendre, écrire, partager, se reconnaitre et reconnaitre l’autre.

L'autrice

Mel Moya est une artiste slameuse belge. Elle écume, en musique ou a cappella, les scènes internationales. Elle a été lauréate des prix littéraires Paroles Urbaines et Borderlines - Euregion Poetry Slam en 2021. Les mots, la poésie et les livres l’attirent depuis sa plus tendre enfance. Même si les ouvrages et les revues n’existaient pas dans le foyer familial, elle passait le plus clair de son temps à la bibliothèque communale ou dans sa chambre à imiter ses artistes préféré·es.

Le Slam est apparu comme par accident, une nuit d’octobre 2018, alors qu’un micro ouvert était proposé par la Zone, pilier du Slam liégeois. Elle y a pour la première fois déclamé un texte, voix tremblotante et feuille froissée. La rage de dire. L’urgence de dire. Galvanisée par cette première expérience, elle tombe en amour pour le slam : elle enchaîne les scènes ouvertes en Belgique, en France, en Suisse, durant lesquelles elle révèle ses textes, peaufinés dans la pudeur de ses carnets.

Son premier recueil de poésie, Mater doloresa (2024), est publié dans la collection Les deux Sœurs de l'éditeur l'Arbre de Diane. Elle adapte à présent pour la scène ce premier ouvrage.

Mel Moya « Je crois que ce qui me tient en vie, au plus profond, c’est le souffle sur la page »