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Rencontre avec Aude Verbiguié-Soum et Samira Hmouda, lauréates Regards sur les Docs 2022

Mardi 3 Octobre 2023

À l'occasion de la séance du pitch de Regards sur les Docs, rencontre avec les lauréates de l’édition 2022 de ce programme d'accompagnement mis en oeuvre par Le P'tit Ciné : Aude Verbiguié-Soum, prix Agnès pour Un si long sommeil, et Samira Hmouda, prix Scam pour Le Royaume.

Avant : l’autrice et son projet

Aude Verbiguié-Soum 

« Née à Toulouse, je suis à moitié ariégeoise (d’Ariège, dans les Pyrénées, NDLR) et à moitié toulousaine. Depuis mes 16 ans, je savais que je voulais être réalisatrice. Après deux ans d’école préparatoire en lettres, je suis passée à la Sorbonne en cinéma, avant d’arriver ensuite en Belgique pour étudier la réalisation à l'IAD. À nos terres, mon film de fin d’études à l’IAD, était un documentaire. J’ai ensuite réalisé une fiction, Rapaces, et Silence s’il vous plaît, un docu-fiction. Mon dernier court-métrage de fiction, La Fugue, sera présenté au festival Le Court en dit long fin octobre. J'essaye, autant que possible, de travailler dans le documentaire autant que dans la fiction : je ne veux pas choisir entre l'un ou l'autre, car pour moi ils se nourrissent l’un l’autre. Un si long sommeil est mon premier long documentaire, que je prépare avec l’atelier de production Dérives.  

Un si long sommeil aborde un sujet très intime, celui de l'inceste. Le déclic est venu au tournant de la trentaine. J'ai commencé une thérapie, et de là, l'art s'en est mêlé. Je savais que je voulais en faire quelque chose, mais quoi ? Par quel bout prendre tout ça, théâtre, docu, fiction ? Finalement, après plusieurs chemins sur plusieurs années, la forme documentaire s'est imposée d’elle-même.  

Quand je tombe sur l’appel à projet Regards sur les docs, je suis encore au tout début : j’ai un récit, une idée de forme, mais pas encore d’images. Cependant, je me suis lancée, et j’ai déposé le dossier. Je savais que je voulais faire partie du film, et que dans celui-ci, il y aurait une double quête : la mienne, celle de mon histoire et de ma famille, et en parallèle, la quête judiciaire. Le cinéma, c’est aussi une prise de parole, et je pense que ce n’est pas anodin si j’ai fini par choisir ce médium-là. Prendre la parole, ça m'a sauvée. Ça m'a permis de ne plus subir. Par contre, ça a créé une grande colère. »

Samira Hmouda 

« Petite, je voulais faire de la mécanique automobile. Mon rêve, c'était d'ouvrir un garage entièrement composé de femmes. Mais entre les refus de stage, l'école, mon père qui ne comprenait pas... Je me suis tournée vers des études d’assistance sociale à l'ISFSC ; je suis rentrée dans ma case. Sauf que très vite, j'ai commencé à initier des projets. Dès que je réalise que quelque chose que j’ai envie de faire n'existe pas pour les gens comme moi, c’est-à-dire une femme minorisée issue de quartiers populaires, je le crée. J'ai fondé l’ONG Dafa Yow, et j'ai lancé des échanges au Sénégal avec des jeunes en réinsertion ou en décrochage scolaire, pour les emmener là-bas faire des projets, et permettre l'autonomisation de communautés locales. C'est dans ce contexte que je tombe sur la décharge de Mbeubeuss, à une vingtaine de kilomètres de Dakar. 

Sur la même lancée, en 2012 je lance le festival System D : une sorte de Festival de Cannes « par nous pour nous », comme un ras-le bol à l'élitisme du parcours institutionnel. Le succès de la première édition m’a fait réaliser que ça répondait à un besoin réel. Produire des films s’est imposé comme l’étape suivante : chercher les narrations bruxelloises, raconter ces trajectoires invisibilisées. Voilà comment je me suis retrouvé dans le cinéma… sans aucune ambition de devenir artiste moi-même ! Je cherchais juste à amplifier ces voix qu’on ne voulait pas entendre.

Parallèlement, je continue de visiter la décharge de Mbeubeuss, année après année. Je suis très impressionnée par ce monde hors du monde. Un vendredi, jour saint, je rencontre le chef récupérateur : une figure très majestueuse, avec une grande fierté. En le voyant j'ai eu l’impression de rencontrer un chef d'état dans son pays, un roi des poubelles. C'est là que l'idée de raconter quelque chose sur la décharge a germé. Mais je ne me sentais pas légitime. Je suis Nord-Africaine, mais je vis en Europe, j'ai des privilèges, il y a un rapport de domination – et puis c'est une histoire sénégalaise, ce n'est pas à moi de la raconter. J'ai donc cherché, parmi tous les cinéastes que je rencontrais à Dakar, quelqu’un pour raconter ce projet, mais personne n'avait cette envie. 

Et puis un jour, via les productions de films dans le cadre de System D, je tombe sur un atelier d'écriture au CVB (Centre Vidéo de Bruxelles). Je me suis dit, vas-y, essaie… et non seulement j’ai été prise, mais le CVB m’a proposé de co-produire. Ça m’a stimulée, je suis repartie au Sénégal poursuivre le projet, prendre le temps de voir si on peut réaliser un film ensemble. Dans la foulée, je découvre Regard sur les Docs sur Facebook, quelqu'un me « tagge », et je me dis pourquoi pas. Comme j’ai mon travail à plein temps à côté qui me prend beaucoup de temps, je me dis que les ateliers de pitching, c’est idéal pour prendre le temps d'être 100% dans le film. C’est comme ça que j’ai déposé ma candidature. »

Pendant : préparation, pitch, speed-meetings 

Aude Verbiguié-Soum

« Quand j’ai appris que j’étais retenue, c’était intense, et confrontant. Devoir défendre ce projet si intime, devant autant de gens, pour la première fois, je ne savais pas comment ça allait se passer… Et en fait ça a été incroyable.

La veille du jour J, on a eu une demi-journée de préparation avec les 4 autres réalisatrices sélectionnées, encadrées par la productrice Madeline Robert et accompagnées par Pauline David du P’tit Ciné. Elles nous ont mises en confiance, nous ont aidées à réfléchir sur le fil rouge du projet. Ensuite le jour J, c’était pitching le matin, et speed-meetings l’après-midi. Un tourbillon ! On a pitché les unes après les autres, pendant 15 minutes, devant une cinquantaine de diffuseurs-euses et de producteur-ices. J’ai adoré le moment du pitching, je l'ai trouvé terriblement bienveillant. C’étaient des personnes très ouvertes et accueillantes face à ce moment très fragile qui est le tout début d'un projet – mais aussi des gens qui ont place importante dans la chaîne de création d'un film. Je n'ai que des éloges à faire sur cette expérience (rire).

Ensuite on a discuté avec elles et eux pendant les speed-meetings. C’était intense, parfois épuisant, parfois un peu frustrant car c’est rapide, mais c’était édifiant de rencontrer tous ces métiers différents. Ça m’a aussi permis de concrétiser la production avec Dérives. Enfin, le jury a délibéré, et a remis les prix. »

Samira Hmouda 

« Apprendre que mon dossier était retenu, ça m’a fait me sentir valorisée, stimulée. Privilégiée, aussi. Je me suis dit, tout est possible. Déjà, je ne raconte pas n’importe quoi, mais en plus, ça résonne, et je peux le faire à travers un circuit formel. Pour moi le seul circuit formel jusque-là, c'était l'école, et c'était très difficile. Donc c'était aussi une manière de me réparer dans ma relation aux institutions.

La veille, on était toutes ensemble lors de la préparation, et c’était passionnant d'écouter les histoires de chacune. Madeline Robert a été super, elle m'a fait beaucoup de retours sur mon pitch, ça m'a appris à mettre des mots sur quelque chose qui jusque-là est une boule d'émotions au fond de toi. C'est un apprentissage de développer un nouveau vocabulaire, pour moi qui ne viens pas d'une culture ou même d'une famille où on est dans les mots. C'est comme si je prenais des cours : j'apprends à faire un film en faisant un film.  

Le jour J, j'étais stressée en amont devant tous ces visages, mais je me suis préparée, et j'ai parlé avec le cœur. Et en fait ça s'est très bien passé, ça m'a fait du bien. Ce moment de pitching m'a aidée à résumer mon projet, à marquer mes intentions de manière claire, à accepter aussi la critique et pouvoir y répondre, assumer mon point de vue. Les speed-meetings m’ont aussi apporté énormément. Je crois que dans tout mon trajet, c’est ce qui m'a le plus nourrie dans mon écriture par après. En termes de contacts, de regard critique… D'enjeux futurs aussi, car je suis beaucoup dans le court terme. Et en termes de bienveillance. » 

Après et depuis : l’avancée, l’écriture, le futur 

Aude Verbiguié-Soum 

« Ça m’a beaucoup touchée de recevoir le Prix Agnès, car il y a une continuité par rapport au collectif Elles Font des Films dont je fais partie et qui a co-fondé le prix. C’est à la fois encourageant, et une pression pour la suite (rire) mais ça a rendu tout ça très concret, et ça a continué ensuite avec l’aide du CBA et l’aide à l’écriture du CCA. 

Depuis le prix, je suis partie 3-4 fois en repérages. En Ariège, à Toulouse, dans le Sud. J'ai beaucoup filmé, notamment moi-même, ma famille, et autour. J’ai aussi mis en place des éléments de la quête judiciaire. C’est un sujet délicat, et parfois épuisant pour moi. Mais aujourd’hui, je connais bien mon sujet, et avec ma productrice Julie Freres chez Dérives, on sait qu'on va prendre le temps qu'il faut pour trouver la bonne distance, la forme, et comment le raconter ; et en même temps je n'ai pas envie de prendre trop de temps, j'ai besoin que ça sorte, et de construire ma vie aussi autrement. Je suis suivie par Faustine Cros (Prix Documentaire Scam 2022 pour Une vie comme une autre), dont le film m’a beaucoup touchée : on discute, on échange, elle m'aide avec son expérience. 

La prochaine étape ? Aller encore plus loin dans mon approche. Continuer les repérages, faire grandir la production, poursuivre la recherche de financements pour les déplacements, la location du matériel, l'accompagnement... J'ai des murs à abattre ! »

Samira Hmouda 

« Quand j’ai reçu le prix Scam, au début je n'y croyais pas. D'autant plus qu'on était cinq femmes avec des histoires très puissantes. Recevoir cet argent, c'est pas rien, l’argent, c’est le nerf de la guerre, et ce projet est coûteux, donc ce prix, c'était une manière de me dire qu'on croit à mon histoire, que je peux y aller. Du coup, la première chose que j'ai fait, c’est repartir au Sénégal. Là-bas, j'ai pu marquer l'intention auprès des personnes de la décharge, leur partager mon envie de réaliser un film et leur proposer de me suivre. On a travaillé ensemble toute la terminologie autour du Royaume, comme les anciens de la décharge que j'appelle le Comité des Sages, un terme qui est resté... Ça m'a permis aussi d'intégrer une caméra très vite, voir si elle était acceptée, et commencer à tourner les premiers repérages filmés. Tout ça m’a renforcée dans l’idée qu'un film est possible, et de le mettre en pratique. J'ai aussi une coproductrice sénégalaise aujourd'hui, Katy Lena Ndiaye, qui a été d'un grand soutien.

Depuis, j’ai commencé à écrire, à déposer pour les commissions. J’ai obtenu l’aide à l’écriture du CCA, et je suis devenue membre de la Scam, ce qui ça m'a permis de bénéficier d'une tutrice, Manon Coubia, une femme exceptionnelle, qui m’a accompagnée dans l'écriture du traitement. Même si l'écriture est une souffrance pour moi, c'est un apprentissage énorme, et j'ai été vraiment bien accompagnée. J'ai appris à comprendre mon processus d’écriture, qui me prend du temps car je travaille à côté. Si j'avais fait le film en Belgique, j'aurais arrêté le travail quelque temps pour me dédier au film et ça m'aurait permis de me payer. J'ai préféré investir cet argent dans les repérages filmés, et à côté faire plein d’heures sup, puis prendre trois semaines de congés pour écrire.

La prochaine étape ? J'aimerais tourner en 2024. J'ai rentré la caméra, j'ai vu que c'était possible. Aujourd’hui les personnes sur place attendent le film, les enjeux autour de la décharge se développent… 

Cette expérience a été une grande opportunité pour rencontrer des professionnel-les, me confronter à moi-même, créer un réseau... Cette bourse m'a permis deux mois de repérages, c'est pas rien ! Dans tout mon processus, Regards sur les docs est le tremplin qui m'a permis d'avancer le plus rapidement. Un tremplin financier, relationnel... et humain. J'ai rencontré des belles personnes. »

 
Propos recueillis par Elli Mastorou

Pour aller plus loin

Voir le site du P'tit Ciné, qui organise le programme Regards sur les Docs

Rencontre avec Aude Verbiguié-Soum et Samira Hmouda, lauréates Regards sur les Docs 2022