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"La vraie situation de l’écrivain", par Luc Dellisse

mercredi 29 août 2018

À chaque numéro du Magazine des Auteurs et des Autrices, un membre de l’un des Comités belges s’exprime. Ici, Luc Dellisse revient sa situation de l'écrivain aujourd'hui.


" Quand j’entends parler d’auteurs, à la télé, dans les médias ou même dans un ministère, il me semble qu’on évoque une peuplade aux coutumes étranges et aux besoins imaginaires. Les catégories couramment admises pour les définir ne recoupent en rien la réalité que je connais : ni dans le statut, ni dans la fiscalité, ni dans l’activité centrale, ni même dans le regard d’autrui.
Ma situation véritable est sans doute le reflet de celle de beaucoup d’écrivains.
Je ne vis pas de ma plume, mais je ne suis pas non plus quelqu’un qui a un autre métier.
Pourtant, depuis trente ans, mes revenus sont étroitement liés au fait que j’écris.
Les cours, les stages, le storytelling, les textes de communication, et le script-doctoring que je mène à l’occasion, sont toujours liés à l’écriture, de près ou de loin.
Ainsi je réussis tant bien que mal à mener ma barque littéraire. Mais la situation est de plus en plus tendue, et le contexte de moins en moins favorable. Notre métier s’exerce dans un monde entièrement organisé pour se passer des écrivains vivants.

Quelques points méritent d’être examinés en détail.

1. Comment vivent les écrivains productifs, ceux qui publient des livres à compte d’éditeur, qui ont des lecteurs, une certaine surface médiatique, sans pouvoir en tirer des revenus suffisants ?

2. Pour gagner l’équivalent d’un SMIC (1.250 € net), il faut rentrer 1.600 € par mois avant cotisations, soit (1.600x12) 19.200 € par an, c’est-à-dire, sur base d’un PV à 20 € et de 10% hors TVA, vendre quelque chose comme 11.000 exemplaires par an, de manière récurrente. De qui est-ce le cas ?

3. La spécificité du métier d’écrivain, quand il s’exerce de manière exclusive, c’est que le statut qu’on lui accorde n’a qu’un rapport partiel et lointain avec la réalité du terrain. C’est dans le quotidien, et non dans les principes, que se joue sa différence profonde avec tous ceux qui ont un statut reconnu — alors que celui qu’on reconnaît à l’auteur ne coïncide pas vraiment avec sa pratique professionnelle.

4. Si une certaine visibilité professionnelle dans le domaine de l’écriture permet à l’écrivain de développer des activités rémunérées autres que les droits d’auteur directs, n’est-ce pas au prix d’un constant flou dans son statut administratif, juridique et fiscal ? N’est-ce pas en réalité la preuve qu’il vit d’expédients plus ou moins admis, mais terriblement fragiles ?

5. C’est dans les réalités prosaïques que se marque le mieux l’inconfort d’une profession qui en recouvre plusieurs et n’est presque jamais suffisante en soi. L’écrivain et le logement. L’écrivain et la banque. L’écrivain et l’État. Chacun de ces cas emblématiques s’offre à lui d’une manière particulièrement complexe, parce que la condition d’auteur est contradictoire : elle est censée être une activité commerciale, alors qu’elle est une gratuité forcée.

6. Les solutions appartiennent-elles seulement au domaine privé, aux stratégies strictement personnelles, ou est-il envisageable de définir un nouveau statut global pour les professionnels de l’écriture ? Ne serait-ce pas justement une des raisons d’être d’une société d’auteurs de faire comprendre ce qu’est vraiment la condition d’un écrivain, dans la multiplicité des tâches qui s’offrent à lui ? Et d’imaginer, même sous forme d’utopie, quel pourrait être le statut global d’une activité multi-fonctions ?


L'auteur, Luc Dellisse

Luc Dellisse est romancier, scénariste et poète. Il a publié une vingtaine de livres, dont : Les Atlantides (roman), Le Policier fantôme (essai), L’Amour et puis rien (récits). Son nouveau livre, une suite de poèmes, paraît en mai 2018 : Cases départ.
Professeur de scénario, il anime des ateliers et des stages. Il est également membre de la Commission de sélection des films.


Pour aller plus loin

Le Comité belge de la Scam, c'est qui, c'est quoi ? Voir ici sa composition, ses missions et son fonctionnement.

Cet article a été écrit pour le numéro 2 du Magazine des Auteurs et des des Autrices. Vous pouvez consulter le sommaire de ce numéro, et le lire ou le télécharger ici.

Luc Dellisse est également l'auteur de billets publiés dans Bela, à lire là.

 

© image: Luc Dellisse

"La vraie situation de l’écrivain", par Luc Dellisse