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Geneviève Damas : l’écriture comme prise de risque

jeudi 7 septembre 2023

Alors que son nouveau roman, Strange, paraît chez Grasset, Geneviève Damas se penche sur la place des auteurs et autrices belges au sein de cette rentrée littéraire 2023 dans un entretien passionnant avec Aliénor Debrocq.

 

Aliénor Debrocq : Votre nouveau roman paraît chez Grasset et non plus Gallimard. Strange parle de Nora, jeune femme trans qui adresse une lettre à son père : c’est un fameux défi...

Geneviève Damas : Parfois, ce sont les sujets qui nous choisissent, il y a quelque chose qui nous obsède malgré le danger d’aller dans cette direction. J’imagine que l’écriture a quelque chose à voir avec le danger.

Ce livre, c’est un long chemin d’enquête. Deux femmes trans sont entrées dans ma vie et y sont toujours. Un homme trans m’a quant à lui renvoyé le fait que la fiction me donnait une liberté d’écriture qu’il n’avait pas pour écrire sur ce même sujet.

Dans la fiction, on dit des choses qui nous touchent sous différents prismes, parfois davantage comme spectateurice qu’acteurice : comment s’emparer de la manière la plus éthique possible d’un réel dans lequel on vit mais qui n’est pas toujours celui qu’on incarne ? Avec quelle honnêteté, quel respect ? La matière littéraire échappe toujours. Je ne voulais pas que ce soit une lettre, pour ne pas prendre la voix de la personne trans, et pourtant je l’ai fait.

AD : Comme dans vos romans précédents, vous avez choisi d’incarner la voix de l’autre… Mais est-ce plus délicat pour certains sujets ?

GD : L’empathie, c’est de pouvoir se mettre à la place de l’autre. Mon travail est de saisir des radioscopies du réel, des instants de vie. Quand j’ai écrit Patricia, c’était déjà une prise de risque de parler des migrant·es en tant que femme blanche.
Que faisons-nous des formes qui nous ont été léguées, des structures en place ? Quelle force faut-il pour s’en affranchir ? Comment trouver un espace pour vivre ? C’est le chemin de Nora, qui est à mes yeux une héroïne invisible, de celles qu’on ne remarquerait pas dans la rue mais qui se bat au quotidien.

Au départ, j’avais écrit un roman choral : cinq monologues évoquant Nora. Mais une amie trans qui m’a accompagnée pendant tout le projet, Gaëlle Florack, trouvait cela très violent de voir que Nora n’avait jamais la parole. Alors j’ai tout jeté et tout réécrit, avec les peurs que cela reflétait. Je voulais que mes lecteurices puissent voir qu’une identité parvient à se reconstruire autrement...

Le « je » permet d’être plus proche du personnage, dans la confidence, mais il faut savoir pourquoi on le fait. Il est impossible pour Nora de dire les choses en face à son père, alors il lui faut écrire. La parole de théâtre, c’est la parole proférée, qu’on adresse publiquement, dans le contrôle de la présentation. Ici, c’est la parole étouffée, silencieuse...

AD : Qu’en est-il de la question de l’appropriation culturelle, qu’on risque de vous renvoyer ?

GD : Je me posais déjà la question quand j’ai écrit Patricia. On ne peut pas faire fi de ce débat, ni tout ramener à l’exemple de Flaubert écrivant Madame Bovary. C’était une autre époque, un autre contexte. Aujourd’hui, certains sujets sont plus sensibles que d’autres. Si j’écrivais un livre dont le héros était président des États-Unis, par exemple, personne ne viendrait critiquer ce choix. Chacun·e a son rapport au monde, mais aucun rapport au monde ne peut devenir la norme. L’important est de faire entendre la multiplicité des voix.

Malgré cela, il faut quand même garder à l’esprit qu’on ne peut pas tout faire, et surtout pas tenter de se donner bonne conscience en parlant à la place des autres. J’ai cinquante ans et je suis une femme blanche cisgenre : si je m’imaginais être en première ligne du combat des personnes trans, ce serait la honte. Il faut faire preuve d’humilité, d’écoute, reconnaître qu’on met en lumière et qu’on soutient un combat dont on n’est pas soi-même le sujet.
Ce sont d’autres personnes qui endossent cette expérience dans leur corps, leur chair, leur pensée. Mon éditeur, Charles Dantzig, est très sensible à cette pensée de gauche, qui veut que la cause des un·es puisse être défendue par les autres, qu’on avance ensemble...

AD : Cette rentrée marque une présence belge importante sur la scène littéraire française. Publier en France, c’est toujours le symbole par excellence de la réussite ?

GD : C’est en tout cas le Graal de la diffusion et des perspectives de traduction. Je me souviens qu’avoir publié Si tu passes la rivière chez Luce Wilquin a joué sur le peu d’intérêt de la presse lors de sa parution. C’est la nomination au Prix Rossel et au Prix des cinq continents de la francophonie qui a fait changer le regard sur ce premier roman. On m’a alors conseillé de partir en France pour bénéficier d’une meilleure diffusion. Pour mon éditrice, cela a été un déchirement.

Aujourd’hui, il est manifeste que le soutien de la Fédération Wallonie-Bruxelles et de la Scam aux auteurices belges, sous forme de bourses et de résidences, porte ses fruits. On le voit avec le succès international d’auteurices comme Lisette Lombé, Isabelle Wéry, Antoine Wauters, Thomas Gunzig et d’autres ! C’est beaucoup, pour un petit pays comme le nôtre.

C’est le talent qui fait qu’on est choisi·es par les maisons d’édition françaises, pas parce qu’on est belge. Et je ne pense pas que ce soit une stratégie de leur part pour occuper le marché belge. Dans mon cas, Gallimard ne m’a jamais communiqué le pourcentage de livres vendus en France et en Belgique…

AD : Qu’en est-il alors des éditeurices belges ?

GD : Du côté francophone, on a une écriture romanesque francophone très vive, qui perdure grâce à l’existence de maisons d’édition belges qui offrent un précieux rôle de marchepied pour lancer les jeunes auteurices. Mais la part de ces éditeurices belges diminue chaque année sur le marché. En Flandre, il n’en existe quasiment plus...

Souvent, ces petites structures sont familiales et ne durent que le temps de la vie de leur éditeur, qui s’use à la tâche. On peine d’ailleurs à citer des auteurices belges d’avant 1940, hormis Maeterlinck et Rodenbach. Ce n’est pas qu’il n’y en avait pas, mais bien parce que les maisons d’éditions ne perduraient pas au-delà de la vie de leur fondateur et que les fonds n’étaient pas repris.

Aujourd’hui, les éditeurices belges n’ont pas les reins suffisamment solides pour supporter les retours des librairies. C’est pour cette raison qu’ils ne peuvent pas investir le marché français. Il faudrait aussi un système de Tax Shelter pour les livres !

AD : Quand on voit la diversité des nouveautés belges de cette rentrée, peut-on parler de « littérature belge » ? Au fond, qu’est-ce que ça veut dire ?

GD : Dans les années 90 ou 2000, on cherchait à prouver que les écrivains belges pouvaient écrire comme les français tandis qu’aujourd’hui, on est davantage dans la revendication de la singularité de chacun·e. Entre mon écriture et celle de Véronique Bergen, Lisette Lombé ou Isabelle Wéry, par exemple, il y a de grandes différences : dans la langue mais aussi dans les combats que l’on mène, et même dans nos rapports au monde. Chez Lisette Lombé, on sent la puissance de la narration dans une langue fracturée, qui se réinvente. Chez Isabelle Wéry, il y a une aussi vraie recherche dans la langue, ses ruptures et ses rythmes, tandis que je travaille plutôt à la rendre invisible.

On ne peut pas caractériser une littérature belge, mais il faut reconnaître que ça fonctionne un peu comme une marque, un label qui nous aide à ouvrir des portes. C’est le cinéma belge qui a permis cette image de fraîcheur et de liberté. Comme une arrivée par effraction. En France, c’est vendeur. On ne s’insère pas dans un mouvement, on n’est pas conditionné·es par le poids de l’Histoire, on ne va pas prétendre à la grandeur ni aux valeurs républicaines comme les Français... Et en même temps, nous avons nous aussi dominé d’autres territoires, nous n’avons à être fier·es de rien.


Propos recueillis par Aliénor Debrocq

Geneviève Damas : l’écriture comme prise de risque
photo : J.F. Paga