Skip to main content

Pedro Morato : « C’est difficile de suivre un scénario quand on filme quelqu’un souffrant d’Alzheimer »

jeudi 9 novembre 2023

Réalisé il y a deux ans, le documentaire En mis zapatos de Pedro Morato n’a toujours pas fini de tourner en festivals. Un parcours impressionnant pour ce film suivant Paco, un danseur de flamenco ayant mis un terme à sa carrière pour devenir l’aidant-proche de sa mère Carmen. Prochain arrêt, The Extraordinary Film Festival (TEFF), qui se tient à Namur du 8 au 12 novembre, en partenariat avec la Scam.

 

Votre film va être diffusé au TEFF. Comment avez-vous accueilli cette invitation ?

J'étais étonné de notre sélection parce que je pensais que le film arrivait tout doucement au bout de son cycle de diffusion en festivals. Et puis non ! Le sujet du handicap comme fil rouge me semble très intéressant. Même si c'est plutôt celui de la maladie dans le cas de 'En mis zapatos'. Je ne connais pas encore le public du festival mais le sujet du soin d'un proche est à la base du film. C'est sa force à mon avis. Et je pense que le public du TEFF y réagira par ce canal-là. 

Comment avez-vous découvert et choisi l'histoire de Paco et de sa mère Carmen pour votre premier long-métrage ?

J’ai rencontré Paco lors d’un stage de flamenco pour lequel je réalisais une vidéo. Entre les prises, j'ai remarqué qu'il parlait sans cesse au téléphone avec sa mère. Déjà là, il m'a raconté son quotidien avec sa mère atteinte d’Alzheimer. Il est rentré en Espagne, et je lui ai écrit en lui expliquant que je ressentais le besoin de faire un film sur lui et sa façon de gérer sa situation familiale. Je lui ai rendu quelques visites et tout s'est enclenché assez rapidement. Il a vu la vidéo que j'avais réalisée sur le stage où nous nous étions rencontrés, et il m'a donné carte blanche. Il m'a ouvert les portes de sa maison. 

Comment s'est passé le tournage dans la maison de Paco et Carmen ?

C'était très simple car Paco était d’emblée très à l'aise. Et puis il a fallu expliquer ma présence à Carmen. Enfin, concrètement, on a dû le faire tous les jours du tournage puisqu'elle est atteinte d'Alzheimer et qu'elle oublie. Tous les matins, je lui expliquais que j'étais un ami de Paco et que mon collaborateur et moi étions là pour faire un film. Et chaque jour, Carmen recevait l'information positivement. 'Si vous des potes de Paco, allez-y, filmez' ! Il faut dire que Paco comme Carmen sont des personnes très ouvertes d'esprit. C'est plus facile de filmer des gens comme ça. 

Avez-vous facilement trouvé l’équilibre entre votre désir de filmer l'intime et le respect de vos sujets ? On voit par exemple Paco changer Carmen, on voit beaucoup d'images de peau à peau aussi...

Quand je vois un film, je n'aime pas voir d’images trop explicites. Je préfère la suggestion. C'est ma pudeur de spectateur. Du coup, dans ces instants de proximité, on est avec eux deux mais il y a toujours quelques mètres de distance. Ou un cadre de porte entre la caméra et ce qui se passe. Grâce à ça, on les écoute plus souvent qu’on ne les regarde en fait. C'est aussi une question de respect. Paco savait ce qu'on voulait filmer, mais on n'était pas obligés de s'approcher constamment. 

Il y a aussi l'intimité des mots, comme lors des passages en noir et blanc où Paco et Carmen se racontent leurs états d'âme inavouables. Ces instants étaient-ils déjà inclus dans l'écriture avant le tournage ?

Non, c'est le résultat de mon absorption des instants de vie dans la maison. J'avais un petit scénario listant les choses que je voulais filmer, et on a avancé très vite. Mais en filmant quelqu'un souffrant d’Alzheimer, c'est difficile de coller à un scénario de base. Sur le tournage, je présentais au jour le jour les idées de réalisation à Paco, afin de l’emmener vers les sujets que je souhaitais le voir aborder avec Carmen. Mais j'aime aussi suivre mes coups de cœur et sentir une situation réelle en train d'évoluer. 

Et justement, ces scènes en noir et blanc n'étaient pas prévues, je les ai rêvées sur place. Des scènes en noir et blanc, avec une lumière toute simple, pour écouter les vrais sentiments. Ceux qu'on ne dit habituellement pas à l'autre. J’en ai parlé à mon chef opérateur et on a mis ça en place très rapidement. Les extraits avec Paco étaient faciles. Il a une grande sensibilité et la capacité d'abstraction nécessaire. Avec Carmen, je n'arrivais pas à lui demander de me parler comme si j'étais son fils. Paco s'est assis à ma place. On a avancé ensemble et on a réussi à trouver ses vrais sentiments. 

L'écriture en amont guide les thèmes du film ou sa mise en scène ?

Je sais que filmer la vie normale des gens sans fil rouge, ça ne fait pas forcément un film. Je n’opère pas dans le cinéma du réel à l'état brut. Pour moi, il faut toujours un fil narratif. Je savais que la pièce de théâtre que Paco montait avec sa mère pourrait servir de fil rouge narratif pour apporter une cohérence à l’ensemble. Et que toutes les scènes de vie quotidienne s'imbriqueraient dedans. Le scénario de ces instants dans la maison s'est surtout construit par émotion plutôt que par narration. On s’est d’ailleurs autorisés à mélanger leur chronologie au montage. Et je savais que je me raccrocherais au flamenco pour arriver à la fin. 

Le choix de ne pas maquiller les engueulades était évident ?

Avant de vouloir parler du statut d'aidant-proche, ce qui m'intéressait c'était les deux personnes et la relation très forte qui les unit. Si j’imagine le film sans les reproches, sans les mots qui fâchent, ce serait un peu ennuyeux. Paco et Carmen ont un équilibre à eux. Ils savent qu'ils s'aiment, mais ils se détestent parfois aussi. Paco a pensé à tout arrêter. Il a même espéré que sa mère décède. Il est très franc à ce sujet. Et c'est normal quand on y pense. Passer sa journée entière avec sa mère dépendante pendant quatre ans, c'est dur. Ce genre d'expérience renforce ou détruit une relation. 

Ce n'est pas anodin non plus de voir un homme s'occuper de sa mère à l'écran…

Paco est un homme et il s'occupe de sa mère. Je ne peux pas changer cette réalité. Mais c'était certainement une dimension intéressante. C'est vrai qu'on a malheureusement tendance à penser aux soin des proches avec des femmes en tête. Ici, les rôles tournent en quelque sorte. D'autant plus qu'une mère s'occupe généralement de son fils, pas l'inverse. Il y a déjà peu de films parlant des aidants-proches, et encore moins avec un homme dans ce rôle. Mais je n'ai pas activement cherché ce cas spécifique. Je pense qu'on a eu de la chance de tomber sur eux mais mon point d'entrée, c'était Paco et sa mère, tout simplement.

 

Propos recueillis par Stanislas Ide

Pour aller plus loin

. Le film En mis zapatos sera encore projeté au TEFF le 11 novembre à 15h45 : réservez vite votre place !

. Voir le site du festival, qui se tient du 8 au 12 novembre à Namur

. En savoir plus sur le film

Pedro Morato : « C’est difficile de suivre un scénario quand on filme quelqu’un souffrant d’Alzheimer »