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Sarah Cheveau : « Les contraintes représentent aussi des possibilités »

jeudi 4 avril 2024

Alors qu’elle vient de recevoir le Prix IBBY Belgique francophone de l’album belge pour son livre Nuit de chance (La Partie, 2023), Sarah Cheveau se voit décerner une mention spéciale du Jury Album dans le cadre des Prix « Lu et partagé » 2024, remis lors de la Foire du Livre de Bruxelles.

 

AD : Sarah Cheveau, pouvez-vous nous raconter à quand remonte votre envie d’être artiste ?

SC : J’ai toujours été assez manuelle. Quand j’étais enfant puis adolescente, je me demandais dans quels domaines je pourrais inventer des choses nouvelles et je me rendais compte qu’en sciences, par exemple, il fallait aller très loin pour pouvoir y arriver, tandis qu’en art, ça semblait encore possible. De là sans doute a découlé mon choix. Vers 15 ans, j’ai choisi de suivre un parcours scolaire artistique, ouvert sur le design et les arts appliqués. Puis je suis allée vivre à Bruxelles et j’ai étudié à l’ERG, où j’ai pu expérimenter la vidéo, la gravure et l’illustration. Ça a orienté la manière dont je vois les livres, à la fois mon intérêt pour la narration et la fabrication dans son entièreté. La matérialité de l’objet m’intéresse : je fabrique des maquettes en papier de mes albums, je travaille en alignant les doubles pages, en découpant certaines parties, en les inversant... Le montage vidéo m’a appris une manière de travailler la suite d’images pour produire des jeux et des récits. Je m'en sers beaucoup dans mes livres.

 

AD : D’où est venue cette dimension ludique qui traverse votre travail ?

SC : Je pars souvent d’une pirouette, d’une blague, avec l’envie de la partager. J’ai beaucoup de sources d’inspiration différentes, aussi en littérature jeunesse, et cela me nourrit. Mon livre 1,2,3, marelle à doigts, par exemple, est né du fait que, quand je lis un livre aux enfants, je touche les pages et les enfants aiment le faire aussi. D’où cette idée de jouer avec ce mouvement intuitif dans un album.

 

AD : Faire des livres aussi singuliers n’est pas toujours évident sur un plan éditorial : avez-vous fait les bonnes rencontres dans le monde de l’édition ?

SC : J’ai eu beaucoup de chance : mes trois premiers livres, tous très différents, sont parus dans trois maisons différentes, ce qui m’a permis d’avoir d’emblée une grande diversité de collaborations. Je me suis tournée vers des personnes qui ont la même vision de l'album que moi : un univers de création expérimentale, libre et ouvert. Iels sont attentives aux projets et à l’objet et sont dans le vrai dialogue avec l’auteur·ice. Donc je ne me suis jamais sentie dans un rapport de hiérarchie. On m’a toujours demandé mon avis. Aujourd’hui c’est moins difficile grâce à mes livres déjà parus, mais de nouvelles contraintes sont apparues : par exemple, la conjoncture actuelle avec le coût du papier qui augmente, les enjeux écologiques qui questionnent les modes de production… Dans tous les cas je n’ai pas envie de publier n'importe quoi, car tout a un coût et des conséquences, au moins sur les matières premières. Bref, ne plus imprimer en Chine n’est pas un mal – c’était très fréquent il y a encore quelques années, notamment pour les livres « pop-up ». Ces réalités de production m’intéressent, elles ont beaucoup de sens. Je vois les contraintes comme des possibilités de faire d’autres choses, de re-réfléchir notre monde. Je le vois dans ma pratique artistique, c’est dans la recherche de solutions qu’on trouve des choses encore plus pertinentes.

 

AD : Vous décrivez votre domaine de recherche et d’écriture comme étant dans l’interaction directe avec les enfants…

SC : J’ai orienté ma pratique artistique vers le livre pour enfants car j’aime énormément partager avec elleux. Cela m’inspire beaucoup de voir comment iels reçoivent les choses. C’est un public à la fois très ouvert et très exigeant : iels ne se laissent pas embarquer uniquement dans une belle histoire, iels posent des questions très sensées, dans la globalité de ce qui est proposé. Mes activités artistiques et pédagogiques forment mon rythme de création. Lors de mes ateliers, je propose des rencontres entre les matières, les idées, les lieux et les personnes. Ces moments de vie et de partage tissent des liens, créent des images, construisent des ponts surprenants, des histoires ! C’est là mon domaine de recherche, de passion et d’amusement : lorsque quelque chose se passe, lorsqu’on vit ensemble et qu’on se raconte des histoires.

 

AD : Cette activité d’animation vous occupe énormément… Comment trouver le juste équilibre ?

SC : Autant je suis attentive à la production, au soin porté à la fabrication de l’objet, à son impression, autant je souhaite pouvoir suivre les livres après leur sortie, les accompagner dans le temps long : il y a vraiment une autre dimension qui se déploie dans la rencontre avec les lecteur·ices, pour qu’iels s’emparent du livre de manière active et suivant leurs envies. Les ateliers permettent de déployer des activités autour des livres, de formuler d’autres questions, de s’adapter à chaque lecteur·ice. Je suis très sollicitée aujourd’hui, ce qui est relativement nouveau, et cela me demande de choisir les lieux et les projets avec lesquels collaborer car il faut que tout puisse rentrer dans mon agenda… Plusieurs de mes projets continuent à me faire voyager : 1,2,3, marelle à doigts et son exposition datent de 2019 et ont toujours son succès. Nuit de chance, paru l’an dernier aux éditions La Partie, bénéficie lui aussi d’une très belle réception : on me sollicite beaucoup à son propos et cela me réjouit.  Enfin, mon dernier livre, 7 comptines d'oiselles et d'oiseaux (Thierry Magnier, 2023), a gagné la bourse « Livre pour grandir » du Val de Marne, qui s’accompagne d’une exposition itinérante. Bref tout cela se superpose comme une lasagne très joyeuse mais un peu dense ! Maintenant je dois apprendre à garder du temps pour expérimenter et créer mes projets futurs. J'ai encore plein d'idées et de champs de recherches en tête, où j'espère faire de belles découvertes ! Heureusement cela arrivera bientôt ! J'ai été reçue en résidence cet automne, je passerai deux mois sur l’île de Groix, en Bretagne, grâce à l’association « À la ligne » : j’aurai la possibilité d’écrire, d'expérimenter et d'animer des ateliers dans les deux écoles et la médiathèque de l'île.

 

Propos recueillis par Aliénor Debrocq

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