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Stéfanne Prijot : "J’ai eu l’impression que mes questionnements intimes pouvaient avoir une portée collective"

jeudi 14 mars 2024

Volcan de Stéfanne Prijot : explosion de lave écoféministe au Festival Millenium

Au Chili, les glaciers fondent, les forêts s’enflamment, les inégalités se creusent, la révolte sociale gronde... Entre raison et désir, les pensées de Camila tanguent : peut-elle aujourd’hui, dans ce monde qui brûle, donner naissance à un enfant ? Volcan, de Stéfanne Prijot, s’intéresse à la question du désir de maternité dans une perspective éco-féministe. Le documentaire, produit par Iota, concourt dans la sélection nationale du Festival Millenium, qui aura lieu du 15 au 22 mars entre le Cinéma Vendôme, Flagey, le CIVA et le Centre Culturel Bruegel. Rencontre. 

Ton premier documentaire La vie d’une petite culotte et de celles qui la fabriquent est sorti en 2018. Peux-tu me parler de ton travail d’autrice et de réalisatrice et du chemin parcouru entre ces deux projets ? 

J’ai une pratique créative un peu multiple, je travaille avec différents médias que j’aime tous beaucoup : je fais de la céramique, de la sculpture, du dessin, de la photo et puis de la vidéo. Si je veux traiter une petite émotion plus personnelle, je vais plutôt dessiner ou sculpter. Mais pour transmettre un message, pour parler aux autres, pour m’exprimer sur des questions qui me semblent plus collectives, c’est le film, l’image animée et le son qui me paraissent les plus adéquats.

Je ne suis pas une machine à idées de films, j’ai plutôt la sensation que, un à un, mes sujets viennent à moi. Dans La vie d’une petite culotte j’avais envie de parler du cœur, du corps, de la vie des femmes qui travaillent dans l’industrie textile. C’était une problématique à la base assez personnelle, puisqu’au point de départ cela concernait le travail de ma maman, mais je trouvais qu’il y avait des fils à tirer pour questionner ces réalités-là de manière plus globale, structurelle.  

Volcan s’ouvre sur une scène de manifestation joyeuse, colorée, rythmée, puissante. Elle a lieu au Chili, où l’avortement est interdit et où les glaciers fondent. Pourquoi avoir choisi de tourner dans ce pays ? 

Après La vie d’une petite culotte, je ne pensais pas spécialement refaire de documentaire. Puis, je suis arrivée au Chili en 2019, le jour de la révolution sociale ! Ça éclatait dans tous les sens à cette période : couvre-feux, manifestations, chants, bruits de casseroles partout ! Il y avait une énergie, une puissance collective incroyable. J’ai commencé à filmer les manifestations et à suivre les actions citoyennes, notamment la formation de collectifs improvisés de voisins, qui se réunissaient pour réfléchir aux changements qu’ils souhaitaient voir advenir dans leur quotidien, dans leur société. La population réclamait de vrais changements, et la répression policière a été très violente. Il y avait une énergie explosive, une sorte de dualité entre joie militante et terreur de la répression.

Et puis, au Chili, tout est exacerbé : le patriarcat est plus fort, le néolibéralisme aussi, les changements climatiques se voient à l’œil nu et au quotidien : il y a déjà des millions de personnes qui n’ont plus accès à l’eau potable… C’est un pays très vibrant, où tout est intense. Tout va vite, tout va fort : il y a davantage de luttes, de rage, de désaccords. Et puis tout appelle la caméra : les murs de la ville sont colorés, il y a des tags partout, les murs hurlent, la nature aussi est très belle, très puissante. 

J’ai été bouleversée par cette énergie, par ce qui brûlait collectivement à ce moment-là, dans cet endroit-là. Mais je ne voulais pas réaliser un film sur la politique chilienne. Ce qui brûlait au fond de moi, c’était la question de la maternité. Au moment de ces explosions politiques, sociales, climatiques, je vivais aussi un bouillonnement intérieur : j’observais le monde dans lequel je vivais, et je me demandais si j’avais le désir d’y donner naissance à un enfant… 

J’ai l’impression que ton film questionne une double lutte : une lutte écologique, celle de la défense du vivant (et peut-être plus spécifiquement en lien avec l’éco-anxiété) et une lutte féministe, de la défense des droits des femmes. Ces deux luttes se rencontrent-elles justement à l’endroit du désir (ou non-désir) d’enfant ?

Ce n’est pas facile de parler d’éco-anxiété avec des amis qui ont déjà des enfants. C’était une question qui me préoccupait beaucoup, mais que je gardais un peu secrète : j’étais travaillée à la fois par un désir d’enfant et par l’état du monde. Je commençais à avoir envie de parler un peu plus ouvertement de cette ambivalence. 

Un jour, j’étais dans une assemblée féministe et une femme a abordé cette question. J’ai eu l’impression que mes questionnements intimes pouvaient avoir une portée collective, pouvaient rencontrer les questionnements actuels de plein d’autres individus en plein d’endroits sur cette planète. Au Chili, l’avortement est toujours illégal, interdit, passible de condamnations pénales : toute femme qui avorte risque jusqu’à trois ans de prison. Les femmes sont forcées à donner la vie, alors que la société ne propose ni à ces enfants ni à leurs mères de conditions de vie dignes (économiquement parlant, au niveau du système de santé, d’éducation, etc). 

Cette double lutte est effectivement centrale : d’un côté les femmes n’ont pas le droit d’avorter, de disposer de leur corps et de l’autre les dirigeants et l’industrie laissent le monde aller droit dans le mur. Le film pose finalement la question : peut-on encore donner naissance à des enfants dans ce monde ? Et la question se décline autour de trois piliers principaux, trois problèmes brûlants : écologique, économique et patriarcal. Et puis, pour dé-rationnaliser tout ça, il y a un quatrième élément qui s’invite : le désir, l’envie de donner naissance à un enfant, de l’aimer, de le voir grandir.  

Dans le film, on suit le parcours de Camila, danseuse et chinchinera. Elle se questionne sur son désir d’enfant en lien avec un avortement vécu et avec ces thématiques féministes, sociétales et écologiques. Tu la filmes dans son intimité, au plus proche de ses sensations, de ses réflexions, de son vécu, de son corps. On la voit notamment discuter avec ses proches, ses amies. Quel a été ton processus de travail avec elle ? 

J’ai rencontré Camila via une amie. Elle m’a assez vite parlé de son expérience d’avortement, et j’ai compris qu’en fait elle portait en elle toute la question que je voulais poser dans le film : au fond d’elle, elle a un désir d’enfant, mais elle a tellement de choses qui lui disent non, elle devrait faire tellement de sacrifices, et puis l’état du monde la freine aussi. En plus, en tant que femme trentenaire l’injonction à la maternité peut être très forte.

Je la trouvais intelligente et profonde, et quand j’ai commencé à la filmer j’ai senti qu’elle avait un joli rapport à la caméra. Elle était intéressée par ce film, elle avait envie d’y prendre part, elle a très vite été super active, elle m’a fait plein de propositions et a nourri la narration. Elle me disait : tu pourrais rencontrer telle ou telle personne, et le film s’est finalement resserré autour de son personnage, de son vécu, de son histoire. Et en étant au plus proche des questionnements intimes de Camila, je voulais créer un film qui parle de ces questions avec beaucoup de douceur, de beauté, malgré la gravité des sujets abordés. 

Finalement, comment ton film répond-il à cette question de la dualité qui semble inconciliable entre le désir de maternité et la réalité d’un monde où vivre devient difficile, notamment pour les femmes ?  

Le film pose la question mais il n’y répond évidemment pas ! Il montre que c’est une question actuelle assez collective des personnes qui sont aujourd’hui en âge d’enfanter. Le film peut faire prendre conscience que la question existe, ainsi que toutes les sous-questions qui en découlent : celle de la transmission, celle des luttes féministes, écologiques, sociales, celle des injonctions, celle du rapport au monde, au vivant… Mais évidemment, les réponses sont en chacun·e des spectateur·ices. 

Propos recueillis par Juliette Mogenet

Partenaire du Festival Millenium cette année encore, la Scam aura le plaisir de doter le Prix du Meilleure Auteur ou de la Meilleure Autrice. Nous souhaitons déjà bonne chance à toutes et tous !

Pour aller plus loin

  • Le film Volcan sera projeté dans le cadre du Festival Millenium le 21 mars à 19h au Vendôme : réservez votre place !
  • Voir le site du festival, qui se tiendra du 15 au 22 mars à Bruxelles
  • En savoir plus sur l'autrice Stéfanne Prijot en visitant son site
Stéfanne Prijot : "J’ai eu l’impression que mes questionnements intimes pouvaient avoir une portée collective"